Auteure : Pénélope Ehles, Etudiante Master 2 Droit de l’environnement
L’Espagne a adopté le 2 décembre 2021 une loi qui modifie le statut juridique de l’animal domestique et de l’animal sauvage apprivoisé ou tenu en captivité. Entrées en vigueur le 5 janvier 2022, les nouvelles dispositions modifient le Code civil, la Loi sur la procédure civile[1] et le droit hypothécaire.
Le Code civil espagnol reconnaît désormais, aux termes d’un nouvel article 333 bis 1[2], la « sensibilité » de l’animal, c’est-à-dire sa « faculté de percevoir des sensations, d’éprouver des sentiments[3] ». Cette capacité est reprise dans l’article 333 bis 2, qui prévoit pour le propriétaire, possesseur ou détenteur de l’animal l’obligation « d’exercer ses droits et devoirs envers ce dernier en respectant sa qualité d’être sentient, en assurant son bien-être selon les caractéristiques de chaque espèce ».
(En France, la « sentience » est définie depuis 2020 par le dictionnaire Larousse comme la « capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc., et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie. » De son coté, l’ANSES[4] définit le bien-être de l’animal comme « l’état mental et physique positif lié à la satisfaction de ses besoins physiologiques et comportementaux. Cet état varie en fonction de la perception de la situation de l’animal »).
Les deux termes, « sensibilité » et « sentience », sont utilisés indifféremment dans la nouvelle loi et on peut donc légitimement penser qu’elle n’entend pas faire de distinction entre les deux. Le dictionnaire de référence en Espagne[5] renvoie la définition du terme « sentience » à celles des verbes « ressentir » et « se sentir ».
Par ailleurs, le Livre II « Des animaux, des biens, de la propriété et de ses modifications » et son Titre Ier « De la classification des animaux et des biens » distinguent clairement l’animal du bien, ce qui marque l’extraction de l’animal de la catégorie des biens et traduit la transformation des rapports droit/animal dans la législation espagnole.
L’animal est donc appréhendé sous le prisme de sa sensibilité, et non plus en sa qualité de bien, de patrimoine : en d’autres termes, il est « déchosifié[6] ».
Il reste néanmoins soumis au régime des biens pour autant que les dispositions soient compatibles avec la « nature » de l’animal ou avec les dispositions relatives à sa protection.
Ces nouvelles dispositions rappellent les articles L515-14 du Code civil et L214-1 du Code rural et de la pêche maritime français qui reconnaissent les animaux comme des êtres doués de sensibilité.
Toutefois, l’article 333 bis 2 du Code espagnol va plus loin dans la protection en ce qu’il oblige le détenteur d’un animal à prendre en compte sa qualité d’être sentient et par conséquent ses émotions, douleur, bien-être (donc son état physique mais aussi mental) et non seulement ses besoins biologiques comme ce qui est prévu à l’article L214-1 susvisé (« Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce »).
2. Des améliorations concrètes
La reconnaissance d’un tel statut a ouvert la voie à l’adoption de diverses dispositions relatives à la considération de l’animal qui constituent de réelles avancées et dont les principales sont énoncées ci-dessous.
Une action en recouvrement a été introduite à l’article 333 bis 3 du Code civil afin de permettre à la personne ayant engagé des frais pour la guérison et le soin d’un animal blessé ou abandonné d’obtenir le remboursement de ces sommes par le propriétaire ou le gardien de l’animal alors même que ces frais seraient supérieurs à la valeur économique de l’animal.
L’article 333 bis 4 du Code civil [7] vise la « réparation du préjudice moral » du propriétaire et « des personnes qui cohabitaient » avec l’animal lorsque celui-ci est décédé de ses blessures ou s’il a subi une « atteinte grave à sa santé physique ou mentale ». Il s’agit donc d’une reconnaissance de la valeur affective de l’animal pour les personnes avec lesquelles il partage son foyer. Cela n’est pas sans rappeler l’arrêt Lunus[8], rendu par la première Chambre civile de la Cour de cassation de France, qui reconnaît que « la mort d’un animal peut être pour son propriétaire la cause d’un préjudice d’ordre subjectif et affectif susceptible de donner lieu à réparation », celle-ci ne se limitant pas « à la somme nécessaire pour acheter une autre bête possédant les mêmes qualités ».
Un droit de garde de l’animal de compagnie en cas de séparation familiale est désormais prévu par l’article 94 bis du Code civil. La garde prend notamment en compte deux critères : les liens avec les différents membres de la famille et le bien-être de l’animal (article 90, 1 b) bis du Code civil). Le couple peut lui-même convenir de la garde (art 774 de la Loi sur la procédure civile), mais en l’« absence d’accord », cette décision revient au juge (articles 91 du Code civil et 774, 4 de la Loi sur la procédure civile). De même, la demande de garde par une personne ayant infligé de mauvais traitement ou menacer de le faire peut se la voir refuser (article 92, 7 du Code civil).
Le Code civil prévoit également la garde partagée[9] afin de respecter le droit de chaque conjoint (article 103). Ce placement peut faire l’objet de mesures urgentes prises par le juge (article 771, 2 2° de la Loi sur la procédure civile).
Cette garde est appréhendée comme l’est celle des enfants d’un couple en cas d’annulation du mariage, de divorce ou de séparation (article 90, 2 du Code civil et 771 de la loi sur la procédure civile) : l’animal devient un véritable membre de la famille.
Aux termes de l’article 404, 2 du Code civil, en cas de copropriété de l’animal, la vente de celui-ci n’est autorisée qu’en cas d’« accord unanime ». À défaut, la décision incombe au juge au regard du bien-être de l’animal et de « l’intérêt des copropriétaires » qui statue sur le partage de la garde et sur les frais qu’elle entraîne (article 404, 3 du Code civil).
L’article 914 bis du Code civil prévoit désormais le placement de l’animal en cas d’« absence de disposition testamentaire ». Il est confié aux « héritiers ou légataires qui les réclament conformément à la loi ». Lorsqu’il n’est pas réclamé ou ne peut être immédiatement confié, il est remis à la fourrière (le temps de la résolution de la procédure). En l’absence de successeurs disposés à l’accueillir, la fourrière peut alors le confier à un tiers. A contrario, si « plusieurs héritiers le revendiquent » il appartient au juge de trancher, et ce, « en tenant compte du bien-être de l’animal. »
L’animal de compagnie devient insaisissable en dépit de la valeur économique qu’il revêt, contrairement aux revenus qu’il peut générer comme le prévoit l’article 605, 1 de la Loi sur la procédure civile.
Enfin, les articles 1864 du Code civil et 111, 1 de la Loi sur les hypothèques interdisent d’hypothéquer tout animal de compagnie. S’agissant des animaux de rente, des animaux attachés à l’exploitation d’un fonds et des animaux de divertissement, cette prohibition est plus souple. Ils peuvent en effet être hypothéqués en cas de « convention expresse » ou de « disposition légale contraire ». Ces dispositions permettent uniquement d’établir une dérogation pour un animal susceptible d’être utilisé par l’Homme, ayant en premier lieu une valeur économique en raison de son usage. Il peut alors servir de sûreté réelle et devenir une garantie de paiement d’une dette. Toutefois, sans remplir l’une de ces conditions, l’animal ne peut faire l’objet d’une hypothèque en raison du régime général.
Par cette nouvelle loi, la détention d’un animal dépasse la simple possession (issue de l’achat, de l’adoption, d’un héritage), elle implique une prise en compte du bien-être général de l’animal, de ses intérêts propres.
[1] La « Ley de Enjuiciamiento Civil«
[2] Traduction libre : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Le statut juridique des marchandises et des choses ne leur est applicable que dans la mesure où il est compatible avec leur nature ou avec les dispositions prises pour leur protection. »
[3] Définition du Larousse, version en ligne [lien]
[4] Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail
[5] https://www.rae.es/dpd/sintiente
[6] GIMENEZ-CANDELA, M., La descosificación de los animales (I), in dA. Derecho Animal (Journal of Animal Law Studies, 8/2 (2017) 1ss.; La descosificación de los animales (II), en dA.8/3 (2017 1ss; Es alguien no algo, in dA. 9/1 (2018) 5ss (https://doi.org/10.5565/rev/da.251)
[7] Traduction libre : « Lorsque la blessure d’un animal de compagnie a entraîné sa mort ou une atteinte grave à sa santé physique ou mentale, son propriétaire et ceux qui vivent avec lui ont droit à une indemnisation y compris une indemnisation pour dommages moraux. »
[8] Cour de cassation, Chambre civile 1, 16 janvier 1962, J.C.P. 1962.II.12557, Lunus.
[9] Une décision avait accordé le droit de garde partagé de Panda, un chien, faisant de l’ancien couple des « coresponsables » et non des « copropriétaires » en raison du lien qui les unit à l’animal et vice-versa. Et ce, avant même l’adoption de la présente loi. En effet, l’avocat de la défense s’est notamment appuyé sur la Convention Européenne pour la protection des animaux de compagnie de 1987, ratifiée par l’Espagne en 2017. Cela avait permis au juge de qualifier l’animal d’être sentient et non pas d’objet (Juridiction de première instance n°11, Madrid, 7 octobre 2021, 358/2021,1295/2020)