Auteur : Pierre Pelisssier, avocat
Récemment, la question des espèces et habitats protégés s’est doublement renouvelée.
D’abord avec la multiplication des délits environnementaux, plus spécifiquement liés aux habitats, milieux et espèces protégées, des suites de la loi « Climat & Résilience » de 2021 (n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets).
Ensuite, s’agissant des espèces animales protégées, particulièrement de l’avifaune, en ce qui concerne les dérogations « espèces protégées » (DEP) pour les projets d’installations de production d’énergie renouvelable (EnR).
Pour rappel, en matière d’espèces protégées, les directives « habitats » (92/43/CEE du Conseil concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, articles 2 et 12) et « oiseaux » (2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil concernant la conservation des oiseaux sauvages, article 2) prévoient, à la charge des États membres, un objectif de maintien ou, à défaut, de rétablissement, dans un état de conservation favorable des espèces et habitats protégés par un système de protection stricte.
Dans l’absolu, la directive « oiseaux » interdit le recours à des mesures de compensation pour des espèces en danger critique d’extinction et, a fortiori, à une autorisation de destruction d’espèce protégée.
Ces directives prévoient également des aménagements en ce qui concerne les projets ou plans répondant à des raisons impératives d’intérêt public majeur (par exemple en Zone Natura 2000) et, surtout, via la « dérogation espèces protégées » (articles 16, paragraphe 1, point c) de la directive « habitats » et 9, paragraphe 1, point a) de la directive « oiseaux »).
Ce cadre européen a été transposé en droit interne français, tout d’abord au sein du I. de l’article L.411-1 du Code de l’environnement interdisant la destruction des espèces et/ou de leurs habitats lorsqu’un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l’écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel en justifient la conservation :
« I. – Lorsqu’un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l’écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel justifient la conservation de sites d’intérêt géologique, d’habitats naturels, d’espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées et de leurs habitats, sont interdits :
1° La destruction ou l’enlèvement des œufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d’animaux de ces espèces ou, qu’ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur détention, leur mise en vente, leur vente ou leur achat ;
2° La destruction, la coupe, la mutilation, l’arrachage, la cueillette ou l’enlèvement de végétaux de ces espèces, de leurs fructifications ou de toute autre forme prise par ces espèces au cours de leur cycle biologique, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur mise en vente, leur vente ou leur achat, la détention de spécimens prélevés dans le milieu naturel ;
3° La destruction, l’altération ou la dégradation de ces habitats naturels ou de ces habitats d’espèces ;
4° La destruction, l’altération ou la dégradation des sites d’intérêt géologique, notamment les cavités souterraines naturelles ou artificielles, ainsi que le prélèvement, la destruction ou la dégradation de fossiles, minéraux et concrétions présents sur ces sites ;
5° La pose de poteaux téléphoniques et de poteaux de filets paravalanches et anti-éboulement creux et non bouchés. »
Les espèces sont ainsi protégées et mentionnées dans la taxonomie telle que mentionnée dans des arrêtés ministériels pris pour application de ces dispositions, et entre autres pour l’avifaune l’arrêté du 29 octobre 2009 fixant la liste des oiseaux protégés sur l’ensemble du territoire et les modalités de leur protection ou, pour autre exemple, l’arrêté du 23 avril 2007 pour les mammifères terrestres.
De la même manière qu’au sein des directives ainsi transposées, il est prévu une « dérogation espèces protégées », permettant aux porteurs d’un projet d’aménagement d’obtenir une autorisation préfectorale, désormais inclue au sein de l’autorisation environnementale unique, pour déroger à l’interdiction précitée lorsque les conditions cumulatives prévues au 4° de l’article L.411-2 du Code de l’environnement sont réunies, à savoir :
Il convient donc de distinguer, tel que rappelé dans l’important avis du Conseil d’État en date du 9 décembre 2022 (CE, 9 décembre 2022, n° 463563) :
À défaut de dérogation, en cas d’atteinte à une espèce protégée, celle-ci est pénalement réprimée au titre du délit prévu à l’article L.415-3 du Code de l’environnement, aux termes duquel le fait de réaliser une opération entraînant d’une espèce atteinte à la conservation d’espèces animales sauvages protégées ou à leurs habitats sans autorisation portant « dérogation espèces protégées » est passible d’une peine de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 150.000 euros.
Lorsque celle-ci est nécessaire, la démonstration des conditions cumulatives de la DEP, et particulièrement de la raison impérative d’intérêt public majeure, est à la charge du porteur de projet.
En matière d’énergies renouvelables (EnR), les juges du fond (V. par exemple CAA, Nantes, 5 mars 2019 n°17NT02791), ainsi que le Conseil d’État, ont pu reconnaître que le développement des énergies renouvelables peut fonder une raison impérative d’intérêt public majeur et donc un arrêté de dérogation.
Les projets d’EnR ont, ou non, un tel intérêt public majeur selon les caractéristiques du projet d’aménagement et d’installation, ce qui explique que, par exemple, un projet de parc éolien pouvait justifier l’octroi d’une dérogation « espèces protégées » en raison de la fragilité de l’approvisionnement en électricité en Bretagne (CE, 15 avril 2021, n°430500), à l’inverse d’un projet de centrale hydroélectrique (CE, 15 avril 2021, n°432158).
Les autres conditions sont également appréciées au cas par cas.
Il en va d’ailleurs de même du déclenchement de l’obligation d’obtenir une dérogation, la destruction étant analysée au cas par cas par les juridictions administratives, conformément à la jurisprudence européenne (CJUE, 4 mars 2021, C-473/19 et C-474/19) avec une protection renforcée des espèces sauvages protégées à l’échelle des individus plutôt qu’en fonction de l’état de conservation de l’espèce.
Pour autant, la « priorité du moment » n’est plus l’animal sauvage protégé mais la souveraineté énergétique européenne puis nationale, face aux crises inflationnistes et climatiques.
C’est en ce sens que les pouvoirs publics européens et nationaux ont souhaité accélérer le déploiement des énergies renouvelables avec comme levier majeur la simplification des procédures d’autorisation des projets d’installations, y compris de la procédure de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées.
Tel fut le cas en droit de l’Union européenne avec, coup sur coup, le règlement temporaire du 22 décembre 2022 (UE 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022 établissant un cadre en vue d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables, article 3), puis de la directive « RED III » (directive UE 2023/2413 du Parlement européen et du Conseil du 18 octobre 2023 modifiant la directive UE 2018/2001, le règlement UE 2018/1999 et la directive 98/70/CE en ce qui concerne la promotion de l’énergie produite à partir de sources renouvelables, et abrogeant la directive UE 2015/652 du Conseil), présumant le déploiement des énergies renouvelables comme étant d’intérêt public supérieur.
En droit français, c’est depuis la loi n°2023-175 du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables (APER), et l’article L.211-2-1 du Code de l’énergie, qu’il est prévu une présomption selon laquelle certains projets d’énergie renouvelable (EnR), selon les puissances installées et le type de technologie, satisfont à la condition de la raison impérative d’intérêt public majeur au sens de la DEP.
Il en va de même en matière nucléaire avec l’article 12 de la loi n°2023-491 du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes.
Le décret n°2023-1366 du 28 décembre 2023 est venu, en application de cette disposition, fixer les seuils planchers de puissance au-dessus desquels ces projets seront réputés répondre à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) au sens de la dérogation « espèces protégées ».
Ainsi, de nouvelles dispositions introduites aux articles R.411-6-1 du Code de l’environnement et R.211-1 et suivants du Code de l’énergie pour préciser les projets concernés par la présomption de la raison d’intérêt public majeur selon leur puissance prévisionnelle installée, par type d’énergie (solaire photovoltaïque ou thermique, éolien terrestre, biogaz, méthanisation hydraulique, nucléaire, etc.)
Au-delà de ces seuils planchers, permettant aux porteurs de projet de satisfaire à la RIIPM, le décret prévoit un plafond, au-delà duquel les projets précités ne seront pas présumés être d’intérêt public majeur lorsque la puissance totale du parc de production en France métropolitaine et continentale est supérieur à l’objectif maximal de puissance défini dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).
Pour autant, l’applicabilité de cette présomption reste limitée : elle ne concerne que les projets sur le territoire métropolitain continental et, surtout, les développeurs devront tout de même démontrer que les deux autres conditions de la DEP, outre la RIIPM, sont remplies.
De plus, rien ne précise si cette présomption de RIIMP est simple (susceptible d’être renversée par une démonstration contraire) ou irréfragable (insusceptible d’être renversée), elle peut donc être vue comme simple et être contestée.
Pour l’heure, les porteurs de projets d’aménagements sollicitant une autorisation de dérogation « espèces protégées » devraient fort probablement toujours avoir la charge de la preuve des conditions d’octroi de l’autorisation, en ce compris la raison impérative d’intérêt public majeure, ce qui devrait permettre de faire pencher systématiquement la balance au détriment des espèces protégées.