Auteures : Sophie Nojac et Claire Hermand, juristes
Le référé-suspension au secours des renards en 2020 : une série d’ordonnances suspendent des arrêtés préfectoraux autorisant des tirs supplémentaires dans différents départements français.
En France, un certain nombre d’animaux non-domestiques sont considérés comme “susceptibles d’occasionner des dégâts”[1]. L’article R.427-6 du Code de l’environnement[2] prévoit le classement de ces animaux, tandis que l’arrêté du 3 juillet 2019[3] pris pour l’application de cet article en fixe la liste ainsi que les périodes et les modalités de destruction.
Le renard fait partie de ces espèces considérées comme “susceptibles d’occasionner des dégâts”. Cette qualification s’explique par différents facteurs : le renard a peu de prédateurs, il lui arrive de sévir dans les élevages avicoles, ou de concurrencer les chasseurs quand il s’attaque à leur gibier (en particulier la perdrix grise), et on lui reproche également d’être vecteur de certaines maladies[4].
Aussi, en vertu de l’arrêté du 3 juillet 2019, “le renard (Vulpes vulpes) peut toute l’année être :
- piégé en tout lieu ;
- déterré avec ou sans chien, (…)
Il peut être détruit à tir sur autorisation individuelle délivrée par le préfet entre la date de clôture générale et le 31 mars au plus tard et au-delà du 31 mars sur des terrains consacrés à l’élevage avicole.(…)”
En outre, en vertu de l’article L.427-6 du Code de l’environnement[5], dès que cela paraît justifié par les autorités compétentes (directeur départemental de l’agriculture et de la forêt, président de la fédération départementale ou interdépartementale des chasseurs), des arrêtés peuvent être pris en vue de la destruction des renards.
Les arrêtés objet de la présente revue se fondent donc sur l’article L.427-6 du code de l’environnement pour justifier l’autorisation de tirs supplémentaires de renards. Cet article prévoit notamment que “des opérations de destruction de spécimens d’espèces non domestiques sont effectués pour l’un au moins des motifs suivants : 1° Dans l’intérêt de la protection de la faune et de la flore sauvages et de la conservation des habitats naturels; 2° Pour prévenir les dommages importants, notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriétés ; 3° Dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publique (…)”
À plusieurs reprises au cours de l’année 2020, les juridictions administratives ont été saisies en référé-suspension par des associations de protection animale à l’encontre d’arrêtés préfectoraux autorisant ces tirs supplémentaires de renards[6]. Le Tribunal administratif de Rouen s’est également prononcé sur le fond à la suite d’un référé-suspension prononcé en 2019[7].
Pour mémoire, il existe deux conditions cumulatives pour que le référé-suspension soit prononcé :
- l’urgence, qui doit être démontrée par le demandeur, lorsque la décision administrative contestée porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre ; et
- le doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée.
Tous les arrêtés examinés dans le cadre de la présente note ont été suspendus, les juges des référés ayant considéré que les conditions d’urgence et de doute sérieux quant à la légalité étaient remplies.
- Une suspension systématique des arrêtés préfectoraux par les ordonnances en référé-suspension
Dans l’ensemble des cas d’espèce, les juges des référés ont considéré que la condition d’urgence était remplie du fait que les arrêtés avaient déjà reçu un commencement d’exécution. Certains ont souligné le caractère irréversible de la mesure, donnant ainsi d’une certaine façon une “valeur” à la vie des renards concernés par ces mesures.
Les tribunaux administratifs d’Amiens et de Rouen ont également pris en compte les motifs d’intérêt public avancés par les autorités préfectorales au soutien de leurs mesures : or dans les deux cas, les juges des référés ont considéré qu’il n’y avait pas d’intérêt public s’opposant à la suspension de ces arrêtés.
Les motifs d’intérêt public analysés face à la condition d’urgence se recoupent avec l’analyse du doute sérieux quant à la légalité, puisqu’on retrouve les mêmes arguments de la part des autorités préfectorales, contrés de la même façon par l’ensemble des tribunaux administratifs :
- concernant la nécessité de réguler la population de renards : l’augmentation de la population n’était pas démontrée, et les tirs n’étaient au demeurant pas de nature à réduire effectivement ces populations ;
- concernant l’argument sanitaire : il n’est pas démontré que les campagnes de tirs freinent la prolifération des maladies véhiculées par le renard. En outre, ce dernier peut même avoir un rôle bénéfique en tant que prédateur des rongeurs vecteurs de la maladie de Lyme, très dangereuse pour l’homme ;
- pour ce qui est du rôle du renard dans la disparition des populations de perdrix grises : il a été établi que la régulation du nombre de renards n’avait pas d’effet sur le niveau de prédation à l’encontre de ce gibier, dont la chasse est par ailleurs autorisée, et dont la disparition est due à une multitude de facteurs, dont de nombreux facteurs humains ;
- quant aux dégâts causés par les renards aux élevages, notamment avicoles, il est établi que ces dégâts sont en réalité d’un niveau très faible voire négligeable, et ne justifient en rien ces mesures supplémentaires de destruction ;
- enfin, les Tribunaux de Châlons et d’Amiens ont souligné que l’absence de limitation du nombre de renards concernés par ces tirs était de nature à faire naître le doute sérieux sur la légalité de la mesure autorisée.
Le référé-suspension est en l’espèce un outil particulièrement efficace pour la protection des renards, car, s’il ne tranche pas le fond de l’affaire, dans la pratique il a tout de même un effet relativement définitif, en tout cas pour la vie des renards concernés par les autorisations de tirs supplémentaires en question. Le jugement au fond intervenant plusieurs mois après l’ordonnance de référé-suspension, on peut supposer que dans l’intervalle les renards qui auraient été visés par ces tirs (prévus pour des périodes spécifiques) sont « sauvés ».
D’ailleurs on voit mal quels seraient les effets d’une décision au fond allant finalement dans le sens des arrêtés autorisant les tirs supplémentaires de renards : ceux-ci étaient prévus pour une période spécifique et basés sur des circonstances analysées à une période déterminée. Au moment du jugement au fond, la période des tirs autorisés est passée depuis longtemps et les circonstances ont pu évoluer considérablement. En somme, les jeux sont faits. Dès lors, le référé-suspension obtenu par les associations, parties à ces différentes affaires, s’avère être un outil fort efficace pour obtenir la protection des renards visés par ces mesures.
- Une décision de fond confirmant l’ordonnance en développant sur la place du renard
L’ordonnance du 4 avril 2019 du Tribunal administratif de Rouen a fait l’objet d’une décision sur le fond le 18 septembre 2020.
Sur le fond, l’ordonnance de 2019 est confirmée, et le juge entre davantage dans les détails, en expliquant notamment que la disparition de la perdrix grise est multifactorielle : certes le renard en est le prédateur principal, mais cela ne joue qu’un rôle minime dans cette disparition dont la cause principale est l’activité humaine.
En effet, le réaménagement des parcelles agricoles se fait à une trop grande proximité des nids, ne garantissant pas une protection suffisante. De même, la monoculture, l’agrandissement parcellaire, le machinisme agricole et la destruction des éléments fixes du paysage apparaissent comme les facteurs principaux de la disparition de la perdrix. Dès lors, même si le renard est un prédateur important de la perdrix grise, cela ne constitue pas un motif convaincant pour justifier des tirs supplémentaires en vue de sa destruction.
L’ensemble des arguments soulevés amènent à une vraie réflexion quant à la place du renard (voire du “nuisible”) dans l’écosystème.
Le renard est “détruit” toute l’année par plusieurs procédés. Il convenait donc, pour les préfets, de démontrer la nécessité de tirs supplémentaires. Or, aucun des moyens soulevés (quasiment identiques) pour justifier les arrêtés n’a été retenu. Certaines juridictions ont davantage développé leur raisonnement pour écarterles moyens, en relevant notamment que le taux de prédation n’augmente plus au bout d’une certaine densité de population ou en admettant qu’une chasse intensive n’aura pas pour conséquence une réelle diminution de sa population. Cela pourrait -il être analysé comme un questionnement sur la réelle nécessité de détruire le renard ? En l’absence de mesures de destruction, le renard verrait-il sa population grandir de manière significative et deviendrait-il une réelle menace ?
Le second questionnement concerne le rôle de l’homme et des activités humaines dans la gestion des écosystèmes. Ces décisions mettent en avant les causes humaines des dommages subis, pourtant mis sur le compte du renard, coupable idéal !
En d’autres termes, les juridictions administratives invitent à une réelle réflexion autour du renard et de son rôle dans l’écosystème : malgré les menaces qu’il pourrait représenter ou les dommages qu’il pourrait causer, il faut admettre qu’il est aussi acteur dans la symbiose environnementale, notamment grâce à son rôle de prédateur.
C’est d’ailleurs une question qui se pose pour l’ensemble des animaux “susceptibles d’occasionner des dégâts” : la mise en balance des intérêts de toutes les parties d’un écosystème est quelque chose de fort délicat, et les intérêts humains pèsent évidemment très lourd. Mais en 2020, les juges ont montré que la primauté des intérêts humains n’était pas illimitée.
[1] Jusqu’à la loi dite “biodiversité” du 8 août 2016, on les désignait sous le nom de “nuisibles”.
[2] Article R427-6 du code de l’environnement
[3] Arrêté du 3 juillet 2019 pris pour l’application de l’article R.427-6 du Code de l’environnement et fixant la liste, les périodes et les modalités de destruction des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts
[4] Notamment l’échinococcose alvéolaire (maladie assez grave provoquée par le ténia, extrêmement rare chez l’humain) et la gale sarcoptique (parasite de la peau très fréquent chez le renard mais sans gravité pour l’humain)
[5] L.427-6 du Code de l’environnement
[6] Tribunal administratif de Rouen, ordonnance du 4 septembre 2020, n°2003207 et n°20033216 ;
Tribunal administratif d’Amiens, ordonnance du 28 septembre 2020, n°2002842 ;
Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, ordonnance du 9 décembre 2020, n°2002508
[7] Tribunal administratif de Rouen, jugement au fond du 18 septembre 2020, n°1900868 (faisant suite à l’ordonnance du 14 avril 2019, n°1900869)