Auteure : Lola Boucard, juriste
Alors que 9 milliards d’animaux de ferme sont tués annuellement aux USA[1], aucune loi fédérale n’impose de niveau minimum de protection de ces êtres vivants à respecter sur l’ensemble du territoire. Il existe bien une loi fédérale « pour des méthodes d’abattage sans cruauté » (Humane Methods of Slaughter Act), ainsi qu’une loi fédérale concernant le transport des animaux (28 hour Act), mais aucune de leurs dispositions ne couvre la majeure partie du temps de vie de ces animaux pendant laquelle ils ne sont ni déplacés ni abattus. Ce sont donc les industries qui décident des standards d’élevage à respecter. Ainsi, le bien-être animal est rarement pris en compte : animaux en cage et poules en batteries sont des pratiques extrêmement répandues dans le pays.
C’est la raison pour laquelle des défenseurs des animaux ont essayé de faire adopter, localement, des lois de protection du bien-être des animaux de consommation. La Californie s’est notamment illustrée dans le domaine, en mettant en place progressivement les protections les plus strictes dont bénéficient les animaux d’élevage aux Etats-Unis.
Ainsi, les électeurs californiens ont voté en 2008 pour la « Proposition 2 »[2]. D’après celle-ci, « il est interdit d’attacher ou de confiner un animal dans une ferme pendant toute ou la majeure partie d’une journée, de manière à empêcher cet animal de:
(a) S’allonger, se lever et étendre complètement ses membres ; et
(b) Se retourner librement. »
À la suite de ce vote, l’État de Californie a adopté une nouvelle loi (dite « AB 1437[3]) indiquant que les œufs vendus dans l’État devaient provenir de volailles bénéficiant du même niveau de protection que celui prévu par la Proposition 2. Puis, en 2018, une nouvelle loi, applicable dès 2020, a été votée afin d’améliorer le traitement des animaux de ferme. Aux termes de celle-ci (dite « proposition 12 »[4]) :
– les poules pondeuses doivent disposer d’un pied carré de surface au sol (1 square foot = 0,09m2).
– chaque veau élevé pour la viande devrait avoir une superficie de 43 pieds carrés (environ 4m2).
Et, à partir de 2022 :
En plus des exigences d’espace spécifiques, la proposition 12 interdit aux entreprises de vendre sciemment des œufs, des œufs liquides, du porc cru ou du veau provenant d’animaux hébergés de manières ne répondant pas auxdites exigences. Cette interdiction s’applique aux produits en provenance de Californie et de l’extérieur de l’État.
A la suite de ces évolutions législatives, le National Pork Producers Council et l’American Farm Bureau ont poursuivi en justice l’Etat de Californie : d’après eux, la Proposition 12 aurait été prise en violation de la « Dormant Commerce Clause ». Il s’agit d’une doctrine juridique que les tribunaux des États-Unis ont déduite de l’article I de la Constitution américaine et dont l’objectif principal est d’interdire le protectionnisme étatique. Cette clause est donc utilisée pour interdire la législation étatique qui discriminerait ou pèserait indûment sur le commerce entre États ou au niveau international. L’affaire a été rejetée en première instance (US District Court), le rejet confirmé en appel (9th Circuit Court of Appeals), puis a été jugée par la Cour Suprême des Etats-Unis. Dans une décision du 11 mai 2023, celle-ci a estimé que la proposition 12 n’avait pas été adoptée en violation du droit fédéral[5]. La législation californienne a donc été maintenue.
En réaction, le Sénateur républicain du Kansas, Roger Marshall, a introduit une proposition de loi appelée « the Ending Agriculture Trade Suppression Act », connue sous son acronyme « EATS act », auprès du Congrès des Etats-Unis. Si elle est adoptée, cette nouvelle loi fédérale « empêchera les États et les juridictions locales d’interférer avec la production et la distribution de produits agricoles dans le commerce interétatique… ». La loi annulera toute législation d’un État qui réglemente les produits agricoles à l’intérieur de ses frontières, et interdira les États d’empêcher le commerce agricole en provenance d’autres États des États-Unis. Le Sénateur Chuck Grassley (Républicain, de l’Iowa) a soutenu ce projet de loi, expliquant que son but était « d’inverser les effets de la Proposition 12 », argumentant que cette dernière allait porter atteinte à l’économie de l’Iowa qui est première en production de viande porcine. Ces représentants proposent d’inclure le EATS Act dans le Projet de loi de 2023 concernant l’agriculture (« 2023 Farm Bill ») : projet de texte très important (réintroduit tous les 5 ans auprès du Congrès) qui définit la politique fédérale sur la manière dont l’agriculture, les systèmes alimentaires et les programmes de lutte contre la faim seront mis en œuvre.
Ce EATS Act a été dénoncé par de nombreux acteurs politiques et associatifs. Les craintes suivantes peuvent notamment être relevées :
– pour les associations de défense des animaux, ce projet aura un impact extrêmement large et dépassera la question des animaux de ferme. En couvrant « tous les produits agricoles », que la loi sur la commercialisation agricole de 1946 définit comme « tous les produits élevés ou produits dans les fermes et tout produit transformé ou fabriqué à partir de ceux-ci », d’autres législations concernant l’élevage industriel, les usines à chiots et les tests sur les animaux risquent d’être abrogées, ainsi que des lois interdisant la vente de foie gras issu de canards gavés, d’œufs de poules élevées en cages en batterie et de produits cosmétiques testés sur les animaux ;
– son impact pourrait s’étendre au-delà de la question du traitement des animaux, et peser directement sur les humains. Le Harvard Animal Law & Policy Program a publié un rapport[6] qui prévient que le EATS Act pourrait avoir des conséquences négatives généralisées sur plus de 1 000 réglementations nationales et locales en matière de santé et de sécurité publiques, ainsi que sur les lois sur la sécurité alimentaire, les stupéfiants, l’étiquetage et d’autres réglementations qui protègent les humains ;
– plus de 200 personnalités politiques ont signé une lettre s’opposant au EATS Act[7] ;
– des centaines de vétérinaires ont publiquement déclaré que le EAT Act violerait leur serment de réduire la souffrance animale[8] ;
– les dirigeants de l’industrie de l’élevage en Pennsylvanie ont exprimé leurs craintes que la loi EATS ne nuise à leurs efforts actuels visant à respecter les nouvelles normes améliorées de bien-être des animaux d’élevage[9].
La Farm Bill doit normalement être votée d’ici la fin de l’année 2023.
Qu’en est-il de l’Union Européenne ?
A titre de comparaison avec le Gouvernement fédéral des Etats-Unis, l’Union Européenne (UE) prévoit plusieurs normes concernant le bien-être des animaux d’élevage, aussi bien par des directives, des règlements ou des recommandations.
Citons par exemple :
– la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages (STE n° 087) de 1978,“convention-cadre” qui établit des principes pour l’élevage, les soins et l’hébergement des animaux, en particulier dans les systèmes d’élevage intensifs.
– la directive « élevage » 98/58/EC en 1998,
– la directive « poules pondeuses » 1999/74/EC en 1999,
– le règlement « transport » 1/2005 en 2004,
– la directive « poulets » 2007/43/EC en 2007,
– la directive « veaux » 2008/119/EC en 2008,
– la directive « porcs » 2008/120/EC en 2008,
– le règlement « abattage » 1099/2009 en 2009.
Fait notable également : le traité de Lisbonne de 2007 et son traité de fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) dans le cadre de la politique agricole commune (PAC) mentionne explicitement la prise en compte du bien être animal dans son article 13 (version consolidée en vigueur le 1er décembre 2009) : « lorsqu’ils formulent et mettent en oeuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologique et de l’espace, l’Union et les Etats membres tiennent complètement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des Etats membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux. ».
Alors que l’UE se présente comme ayant « les normes de bien-être animal parmi les plus élevées au monde »,[10] de nombreuses associations soulignent les manquements effectifs de ces textes. Tout d’abord, certaines mesures ne sont que des recommandations, et les directives ne fixent que des « objectifs » à atteindre, parfois lointains, sans obligation de résultats. La Fondation Droit Animal, Ethique et Sciences[11] souligne également que le vocabulaire utilisé dans les textes est souvent trop flou ou non défini, ce qui donne lieu à de grandes disparités d’appréciation par les pays membres : « Des termes récurrents, tels que « approprié » ou « suffisant », laissent une trop grande marge d’interprétation aux autorités de contrôles. Certaines expressions n’ont pas de définition, comme « l’aptitude au transport » des animaux. ». Aussi, en pratique, certaines dispositions ne sont pas ou peu appliquées. Par exemple, concernant le transport, une résolution a été votée en 2019[12] par le Parlement pour demander plus de sanctions, des trajets plus courts ainsi que l’application des règles existantes. La mise en œuvre de ce type de règlement par les Etats membres est souvent difficile, c’est pourquoi le niveau de la protection des animaux est inégal sur l’ensemble du territoire.
On note aussi une certaine frilosité des Etats, qui cherchent à défendre leurs intérêts économiques et leur compétitivité. Ainsi, la France a demandé à la Commission de « ne pas créer de situations plaçant une nouvelle fois l’élevage européen en situation de distorsion de concurrence ou de perte de compétitivité. Cela implique de travailler à un renforcement du degré d’harmonisation du marché intérieur de l’Union européenne ; cela nécessite également d’améliorer l’application des normes européennes par les pays tiers (hors UE) », et défend le caractère « volontaire » de l’application de certaines normes, plutôt que leur obligation, comme par exemple pour l’étiquetage[13]. La France s’est également illustrée en refusant la limitation de la durée de transport des animaux, notamment le transport hors UE d’animaux vivants[14], alors même que la Commission souhaite des normes plus strictes en matière de bien être animal.
Face à ces difficultés de mise en œuvre des normes concernant leur bien-être, la Commission européenne a présenté en avril 2023 des mesures afin d’améliorer les conditions de vie, transport et abatage des animaux d’élevage, dans le cadre de sa stratégie « de la ferme à la table »[15]. Ce grand projet de loi est attendu pour la fin de l’année 2023, mais n’a pas été annoncé par la Commission lors de son discours de rentrée de septembre 2023 : les associations craignent[16] donc un abandon de ces propositions qui relevaient pourtant en partie le niveau d’exigence attendu sur l’ensemble du territoire de l’UE.
[1] Chiffre du Animal Welfare Institute https://awionline.org/content/farm-animals et du Animal Legal Defense Fund https://aldf.org/focus_area/farmed-animals/
[2] Texte : https://www.lalawlibrary.org/pdfs/PROP_1108_2.pdf
[3] Texte : http://leginfo.ca.gov/pub/09-10/bill/asm/ab_1401-1450/ab_1437_bill_20100706_chaptered.html#:~:text=This%20bill%20would%2C%20commencing%20January,of%20these%20provisions%20a%20crime.
[4] Texte : https://www.cdfa.ca.gov/Ahfss/pdfs/Prop12_HSC.pdf
[5] Texte de la décision : https://www.supremecourt.gov/opinions/22pdf/21-468_5if6.pdf
[6] Rapport : https://animal.law.harvard.edu/wp-content/uploads/Harvard-ALPP-EATS-Act-Report.pdf
[7] https://sentientmedia.org/eats-act-opposition/
[8] Texte : https://modernfarmer.com/2023/09/opinion-the-eats-act/?utm_source=modernfarmer.beehiiv.com&utm_medium=newsletter&utm_campaign=livestock-guardian-dogs-are-in-crisis
[9] https://www.nationalhogfarmer.com/farming-business-management/pennsylvania-producers-concerned-over-eats-act-?NL=NHF-001&Issue=NHF-001_20230915_NHF-001_784&sfvc4enews=42&cl=article_2_b&utm_rid=CPG02000004828938&utm_campaign=79305&utm_medium=email&elq2=9843f7431e124e039664cd1ce38b1b38&sp_eh=6477f4c3abfde5285c5364af7ae103af585350d512185d15be0a8858df007d03
[10]Voir par exemple : https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/society/20200624STO81911/protection-et-bien-etre-des-animaux-les-regles-de-l-ue-expliquees-videos
[11] https://www.fondation-droit-animal.org/116-commission-europenne-reconnait-besoin-ameliorer-protection-animaux-elevage/
[12] https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20190121IPR23917/bien-etre-animal-durant-le-transport-les-etats-membres-peuvent-mieux-faire
[13] https://agriculture.gouv.fr/bien-etre-animal-priorites-pour-reviser-la-legislation-europeenne
[14] https://www.ciwf.fr/actualites/2023/01/exportations-danimaux-vivants-hors-ue-certains-ministres-europeens-sopposent-a-leurs-interdictions
[15] https://food.ec.europa.eu/horizontal-topics/farm-fork-strategy/legislative-framework_en
[16] https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/24123-la-commission-europeenne-envisagerait-de-stopper-son-projet-en-faveur-du-bien-etre-animal/