Remarques sur les conclusions de l’avocate générale à la Cour de justice de l’Union européenne, Madame Juliane Kokott, présentées le 19 novembre 2020 concernant l’affaire de la chasse aux gluaux dans certains départements français
Affaire C-900/19 : Association One Voice et la Ligue pour la protection des oiseaux c/ Ministre de la Transition écologique et solidaire en présence de la Fédération nationale des chasseurs.
Auteurs : Pierre Georget – Ivana Djordjevic, juristes
À titre liminaire, il convient de rappeler en quoi consiste la chasse aux gluaux de certaines espèces de grives et de merles.
Il s’agit d’une méthode par laquelle les chasseurs déposent une substance adhésive sur une branche ou baguette placée dans un arbre, afin de se coller aux plumes de l’oiseau, l’empêchant ainsi de s’envoler. Ce dernier est ensuite placé en cage et devient alors un « appelant ». Ses chants servent ainsi à attirer d’autres oiseaux qui seront, quant à eux, la cible de tirs des chasseurs.
Au sein de l’Union européenne, la directive dite « oiseaux »[1], qui a pour but d’assurer la protection par les Etats membres de certaines espèces d’oiseaux sauvages, interdit en principe une telle pratique de chasse :
En France, la pratique est interdite sur l’ensemble du territoire, à l’exception de cinq départements : les Alpes-de-Haute-Provence, les Alpes-Maritimes, les Bouches-du-Rhône, le Var et le Vaucluse.
C’est à l’article L.424-4 du Code de l’environnement et dans l’arrêté du 17 août 1989 relatif à l’emploi des gluaux pour la capture de grives et de merles pour servir d’appelants, que le législateur français a prévu cette dérogation. Plus précisément, ces dispositions prévoient d’une part, qu’il est possible d’autoriser des modes de chasse traditionnels et d’autre part, qu’il est possible d’utiliser les gluaux dans les cinq départements précédemment énoncés. Ceci, dans des conditions strictement définies et contrôlées pour permettre une capture sélective et en petite quantité d’oiseaux lorsqu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante.
Depuis plusieurs années, la Ligue de protection des oiseaux (LPO) et l’association One Voice contestent cette pratique devant le Conseil d’Etat arguant que la réglementation française est contraire à l’article 9 paragraphe premier de la directive « oiseaux »,
Les arguments avancés par les associations concernent tout d’abord le caractère cruel de ces dispositifs, qui engendrent la souffrance des oiseaux ; ensuite, le caractère non sélectif de cette méthode qui conduit à attraper d’autres oiseaux dont le déclin de population est scientifiquement constaté ; enfin, le caractère imprécis de la règlementation pour justifier le maintien d’une telle méthode.
Jusque là, le Conseil d’État avait rejeté les demandes d’interdiction, justifiant sa décision notamment par le fait que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait validé le système français en ce qu’il autorise et encadre la chasse à la glu[2].
Toutefois, le 29 novembre 2019, le Conseil d’Etat va adopter une position bien différente.
Pour la première fois, la Haute juridiction ne rejette pas les recours de la LPO et de One Voice et décide de saisir la CJUE pour demander des précisions sur les conditions de la directive « oiseaux »[3].
Ce changement s’explique par le fait que la CJUE a modifié son interprétation du droit européen à l’occasion de l’arrêt C-557/15 du 21 juin 2018 dans lequel Malte a été condamné pour avoir « adopté un régime dérogatoire permettant la capture de sept espèces d’oiseaux sauvages »[4].
Dans ses conclusions présentées le 19 novembre 2020[5], la procureure générale Juliane Kokott dévoile le sens caché des mots « alternatif » et « sélectif » de la directive « oiseaux » mais aussi dans la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Au-delà de leur sens littéral, il faut en effet y lire la mise en balance des intérêts entre protection de la biodiversité et perpétuation des chasses traditionnelles dans les pays membres de l’UE.
Au point 22 de ses conclusions, elle synthétise la question préjudicielle portée par le Conseil d’Etat (CE) devant la CJUE. Elle porte sur deux points :
– la chasse à la glu est-elle suffisamment sélective au regard de l’article 9, paragraphe 1 sous c) de la directive « oiseaux » et ceci en tenant compte de l’évolution de jurisprudence de la CJUE ?
– n’existe-t-il pas de moyen alternatif à la chasse à la glu ?
La procureure générale développe dans un premier temps cette seconde question.
1/ Sur le moyen alternatif à la chasse à la glu
Dans son analyse, la juge J. Kokott commence par la question des solutions alternatives. La France peut-elle justifier l’absence d’une solution alternative pour la seule raison qu’il s’agit de l’emploi d’une méthode consacrée par la tradition ? C’est bien celle que pose le Conseil d’Etat dans son arrêt du 29 novembre 2019 : « la directive du 30 novembre 2009 doit-elle être interprétée en ce sens que l’objectif de préserver le recours à des modes et moyens de chasse d’oiseaux consacrés par les usages traditionnels, à des fins récréationnelles, et dans la mesure où l’ensemble des autres conditions posées à une telle dérogation par le c) du même paragraphe seraient remplies, est susceptible de justifier de l’inexistence d’une autre solution satisfaisante au sens du paragraphe 1 de son article 9, permettant ainsi de déroger au principe d’interdiction de ces modes et moyens de chasse posé à son article 8 ? »
La procureure pense pouvoir tenir le risque de la tautologie à distance dans son point 31: « l’autorisation de la chasse aux gluaux dans les régions concernées est incontestablement appropriée et nécessaire pour permettre la poursuite de ce mode de chasse ». Puis, elle reformule la question du CE dans son point 32 en des termes plus simples : « la question du Conseil d’État relative à l’existence d’une autre solution satisfaisante vise, en substance, à déterminer quelle importance relative il faut accorder, face à la protection des oiseaux, à la préservation d’un mode de chasse traditionnel ».
La réponse est a priori triviale, la directive est d’interprétation stricte, son objectif est la protection des oiseaux, si une solution alternative existe et qu’elle ne répond pas à cet objectif, alors elle ne peut faire l’objet d’une dérogation.
Mais à nouveau la tautologie reprend ses droits. Comme le remarque Madame Kokott, des solutions alternatives existent, point 30 : « puisqu’il serait également possible d’obtenir des appelants par d’autres moyens, tels que des filets ou éventuellement l’élevage d’oiseaux en captivité ». Il s’agit donc de préserver un mode de chasse traditionnel, celui-là et pas un autre. En réalité, il n’y a pas d’alternative. L’existence de l’article 9 est là pour mettre en balance les intérêts divergents entre protection animale et préservation de pratique traditionnelle.
En outre, sur le caractère « judicieux » de l’exploitation d’oiseaux, exigé par l’article 9 de la directive pour permettre une dérogation à l’interdiction, Madame Kokott affirme que seules des considérations morales et culturelles permettent de le justifier.
Dès lors, les Etats disposent d’une marge d’appréciation qui leur est propre, tant que cela ne constitue pas une erreur manifeste d’appréciation.
Faire cesser une telle activité dans un Etat membre ne dépend en fait que de l’Etat membre et des changements sociologiques, moraux et législatifs qui le traversent. En effet, au point 38 : « le fait qu’une activité ait été exercée de façon légale dans le passé n’offre certes pas de protection contre une modification de la situation juridique, mais à défaut d’une telle modification, la pratique de l’activité n’est pas d’emblée, en tout état de cause, « non judicieuse » ».
Dès lors que l’article 13 TFUE sacralise, face aux « exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles », « les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux » (point 36), alors, la chasse aux gluaux est légale en France si elle respecte les objectifs de la protection des oiseaux et les conditions posées aux dérogations : petites quantités (ce qui signifie selon la cour, moins de 1% du taux de mortalité annuelle de l’espèce protégée en question) surveillance, contrôle strict et sélectivité.
2. Sur la sélectivité
Dans sa demande, le CE pose plusieurs questions :
– est-ce que les méthodes alternatives de l’article 9 peuvent présenter le risque de prises alternatives ?
– si oui, dans quelles proportions ?
– si oui, le caractère non létal est-il un critère ?
– si oui, l’obligation de libérer les prises alternatives sans dommage est-elle aussi un critère ?
Mais avant de répondre à ces questions, la procureure se propose de distinguer deux notions de sélectivité : celle de l’article 8 qui proscrit toute méthode non sélective de chasse et la sélectivité de l’article 9.
C’est en raison de la non sélectivité de la méthode « parany » que l’Espagne a été condamnée en 2004, sur la base de l’article 8. Et elle ajoute que cela fait d’autant plus sens que l’obligation faite aux chasseurs de nettoyer et de libérer les prises accessoires n’en conduit pas moins à leur mort à brève échéance. Elle constate aussi que le sens du mot « sélectif » dans l’article 8 et 9 est semblable. Elle s’appuie pour cela sur la lecture des différentes versions linguistiques de la directive.
Néanmoins, la non sélectivité d’une méthode exclue par l’article 8 n’empêche pas un Etat de recourir à la possibilité de dérogation de l’article 9. Elle en conclut donc qu’il y a une différence d’interprétation de cette notion entre les deux articles. La notion de sélectivité de l’article 9 (voir point 59) va « permettre une conciliation entre la protection des oiseaux et d’autres intérêts légitimes ».
La non sélectivité ne doit pas être regardée comme un critère absolu (elle est de toute façon impossible quelle que soit la méthode de chasse), mais comme une invitation à regarder si les captures involontaires sont démesurées.
Qu’en est-il alors pour la France ?
Les chasseurs ont l’obligation de nettoyer et de libérer immédiatement les oiseaux non ciblés par l’autorisation de chasse, mais les experts s’accordent pour dire que le stress et les dommages causés au plumage sont le plus souvent mortels.
Ceci implique qu’une dérogation ne peut être accordée que si des contrôles très stricts sont mis en place. D’autre part, les autorités scientifiques doivent disposer d’une connaissance scientifique actualisée pour déterminer les proportions de capture accessoires et les dommages qui en résultent. Dans le cas contraire, il est certain qu’elles ne peuvent apprécier correctement les conséquences sur les espèces d’oiseaux capturés.
C’est à ces conditions qu’une mise en balance sérieuse des intérêts en présence peut être faite, à savoir, la protection des oiseaux d’une part et la perpétuation d’une méthode de chasse traditionnelle de loisir d’autre part.
Les réponses apportées aux questions du CE sont donc les suivantes :
– la chasse traditionnelle aux gluaux à des fins récréationnelles peut bénéficier de la dérogation de l’article 9 de la directive en tant qu’exploitation « judicieuse » des espèces d’oiseaux ;
– la sélectivité absolue est impossible, ce n’est pas un critère absolu, et la capture involontaire d’espèces d’oiseaux autres est acceptable compte tenu de l’importance culturelle d’une telle méthode de chasse ;
– la proportion est nécessairement De minimis ;
– la caractère non létal de la méthode semble bien être un critère et il doit être contrôlé très strictement ;
– l’obligation de libérer immédiatement est également un critère puisqu’il est le seul à permettre la non létalité de la méthode, mais cela reste à démontrer avec des données scientifiques.
Les questions seront finalement tranchées par la décision de la CJUE, étant précisé que les juges européens ne sont pas tenus de suivre les conclusions de l’avocat général.
[1] Actuelle Directive 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 concernant la conservation des oiseaux sauvages. JO L 20 du 26.1.2010, p. 7–25 (BG, ES, CS, DA, DE, ET, EL, EN, FR, IT, LV, LT, HU, MT, NL, PL, PT, RO, SK, SL, FI, SV) https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32009L0147
[2] Voir notamment la décision du Conseil d’État, 6ème chambre, 28/12/2018, 419063, Inédit au recueil Lebon.
[3] Décision du Conseil d’Etat du 29 novembre 2019: https://www.conseil-etat.fr/ressources/decisions-contentieuses/dernieres-decisions-importantes/conseil-d-etat-29-novembre-2019-chasse-a-la-glu
[4] Communiqué de presse de la Cour de justice de l’Union européenne, n° 90/18 Luxembourg, le 21 juin 2018 : https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2018-06/cp180090fr.pdf
[5] Conclusions de Juliane Kokott : http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=233946&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=1731221#Footnote1