La CJUE valide la possibilité pour un État membre d’imposer, dans le cadre de l’abattage rituel, un procédé d’étourdissement réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal
Auteurs : Thomas Lopez Castellanos et Claire Hermand, juristes
Dans un arrêt du 17 décembre 2020[1], la Cour de Justice de l’Union européenne (la “CJUE”) s’est prononcée sur l’interprétation du Règlement (CE) n°1099/2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort[2] (le “règlement n°1099/2009”), en particulier dans ses dispositions visant (1) l’obligation préalable d’étourdissement, (2) l’exception prévue pour le cas des méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, et (3) la possibilité pour les États membres de prévoir des dispositions nationales plus strictes pour protéger davantage les animaux lors de leur mise à mort, y compris dans le cas de l’abattage rituel. Cette décision vient en réponse à une question préjudicielle adressée à la CJUE par la Cour constitutionnelle belge dans le contexte suivant.
Jusqu’au 1er juillet 2014, le bien-être animal était de la compétence de l’État fédéral belge et était régi par la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux[3] (la “loi de 1986”). Depuis lors, la matière du bien-être animal est de la compétence des Régions[4], à savoir : la Région wallonne, la Région flamande et la Région de Bruxelles Capitale. Contrairement à la Région wallonne, qui a adopté le 4 octobre 2018 un Code wallon du bien-être animal, la Région flamande a décidé de conserver la loi de 1986 comme base légale tout en y apportant diverses modifications par décret.
À cet effet, la Région flamande a adopté un décret en date du 17 juillet 2017 portant modification de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, en ce qui concerne les méthodes autorisées pour l’abattage des animaux[5].
L’intention du législateur flamand en adoptant ce décret était de trouver un équilibre entre la protection du bien-être des animaux et la liberté de religion :
« La Flandre attache beaucoup d’importance au bien-être animal. L’objectif est donc de bannir en Flandre toute souffrance animale évitable. L’abattage sans étourdissement des animaux est incompatible avec ce principe. Bien que d’autres mesures, moins drastiques qu’une interdiction de l’abattage sans étourdissement préalable, pourraient limiter quelque peu l’incidence négative de cette méthode d’abattage sur le bien-être des animaux, de telles mesures ne peuvent pas empêcher que subsiste une très grave atteinte à ce bien-être. La marge entre l’élimination de la souffrance, d’une part, et l’abattage sans étourdissement préalable, d’autre part, sera toujours très grande, même si des mesures moins radicales étaient prises pour limiter au maximum l’atteinte au bien-être animal. (…)
Les rites religieux tant juif qu’islamique exigent que l’animal se vide au maximum de son sang. Des recherches scientifiques ont démontré que la crainte selon laquelle l’étourdissement influencerait négativement la saignée n’est pas fondée. (…)
Par ailleurs, les deux rites exigent que l’animal soit intact et sain au moment de l’abattage et qu’il meure par hémorragie. (…) l’électronarcose est une méthode d’étourdissement réversible (non létale) dans le cadre de laquelle l’animal, s’il n’est pas égorgé entre-temps, reprend conscience après un bref laps de temps et ne ressent aucun effet négatif de l’étourdissement. Si l’animal est égorgé immédiatement après avoir été étourdi, son décès sera purement dû à l’hémorragie.
Compte tenu de ceci, la conclusion qui figure dans le rapport de Monsieur Vanthemsche[6] peut être suivie. Selon cette conclusion, l’application de l’étourdissement réversible, non létal, lors de la pratique de l’abattage rituel constitue une mesure proportionnée qui respecte l’esprit de l’abattage rituel dans le cadre de la liberté de religion et tient compte au maximum du bien-être des animaux concernés. A tout le moins, l’obligation de recourir à l’électronarcose pour les abattages réalisés selon des méthodes spéciales requises par des rites religieux ne porte dès lors pas une atteinte disproportionnée à la liberté de religion.[7] »
Ce décret a donc modifié l’article 15 de la loi de 1986 pour le rédiger de la manière suivante :
“§1er. Un vertébré ne peut être mis à mort qu’après étourdissement préalable. Il ne peut être mis à mort que par une personne ayant les connaissances et les capacités requises, et suivant la méthode la moins douloureuse, la plus rapide et la plus sélective.
Par dérogation à l’alinéa 1er, un vertébré peut être mis à mort sans étourdissement préalable :
1° en cas de force majeure ;
2° en cas de chasse ou de pêche ;
3° dans le cadre de la lutte contre des organismes nuisibles.
§2. Si les animaux sont abattus selon des méthodes spéciales requises pour des rites religieux, l’étourdissement est réversible et la mort de l’animal n’est pas provoquée par l’étourdissement.[8]”
En d’autres termes, il est dorénavant interdit en Flandre de procéder à l’abattage d’animaux vertébrés sans étourdissement préalable à leur mise à mort et ce, même dans le cadre des modes d’abattage d’animaux prescrits par des rites religieux. Une modalité particulière a toutefois été prévue : le procédé d’étourdissement appliqué doit être réversible et ne peut entraîner la mort de l’animal.
A la suite de cette modification législative, des associations juives et musulmanes ont introduit une demande d’annulation devant la Cour constitutionnelle belge. Selon ces associations, l’interdiction d’abattage sans étourdissement porte atteinte à leur liberté de culte, ne remplit pas son objectif et est disproportionnée.
À l’appui de leur demande, les requérantes ont notamment invoqué en substance la violation du règlement n°1099/2009, la violation de la liberté de religion ainsi que la violation du principe d’égalité et de non-discrimination.
Le 4 avril 2019, la Cour constitutionnelle belge a saisi la CJUE pour lui adresser les trois questions préjudicielles suivantes :
“1) L’article 26, paragraphe 2, premier alinéa, sous c), du règlement n°1099/2009 doit-il être interprété en ce sens qu’il autorise les États membres, par dérogation à (…) l’article 4, paragraphe 4, de ce règlement et en vue de promouvoir le bien-être des animaux, à adopter des règles telles que celles qui sont contenues dans le décret (en cause au principal), règles qui prévoient d’une part, une interdiction de l’abattage d’animaux sans étourdissement applicable également à l’abattage effectué dans le cadre d’un rite religieux et, d’autre part, un procédé d’étourdissement alternatif pour l’abattage effectué dans le cadre d’un rite religieux, fondé sur l’étourdissement réversible et sur le précepte selon lequel l’étourdissement ne peut entraîner la mort de l’animal ?
2) Si la première question préjudicielle appelle une réponse affirmative, l’article 26, paragraphe 2, premier alinéa, sous c), du règlement n°1099/2009 viole-t-il, dans l’interprétation exposée dans la première question, l’article 10, paragraphe 1, de la Charte[9] ?
3) Si la première question préjudicielle appelle une réponse affirmative, l’article 26, paragraphe 2, premier alinéa, sous c), lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 4, du règlement n° 1099/2009 viole-t-il, dans l’interprétation exposée dans la première question, les articles 20, 21 et 22 de la Charte, en ce qu’il ne prévoit, pour l’abattage des animaux conformément à des méthodes particulières prescrites par des rites religieux, qu’une exception conditionnelle à l’obligation d’étourdir l’animal (article 4, paragraphe 4, lu en combinaison avec l’article 26, paragraphe 2 de ce règlement), alors qu’il est prévu, pour la mise à mort d’animaux dans le cadre de la chasse, de la pêche et de manifestations culturelles et sportives, pour les raisons exposées dans les considérants du règlement, des dispositions selon lesquelles ces activités ne relèvent pas du champ d’application du règlement ou ne sont pas soumises à l’obligation d’étourdir l’animal lors de sa mise à mort (article 1er, paragraphe 1, deuxième alinéa, et paragraphe 3, dudit règlement) ? [10]“
La CJUE traite les deux premiers points conjointement, en les résumant à la question de savoir si l’article 26, paragraphe 2, premier alinéa sous c) du règlement n°1099/2009, lu à la lumière de l’article 13 TFUE[11] et de l’article 10, paragraphe 1 de la Charte[12], doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation d’un État membre qui impose, dans le cadre de l’abattage rituel, un procédé d’étourdissement réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal.
Elle rappelle à titre liminaire que la protection des animaux au moment de leur abattage est une question d’intérêt général, que le principe de l’étourdissement préalable obligatoire traduit cette valeur de l’Union européenne qu’est le bien-être des animaux, et que dans ce cadre, l’abattage rituel sans étourdissement n’est autorisé qu’à titre dérogatoire.
La cour rappelle aussi que la protection du bien-être des animaux est l’objectif principal du règlement n°1099/2009 (conformément à l’article 13 du TFUE), l’ensemble de ces textes visant à encadrer la conciliation par les États membres entre l’exigence du bien-être des animaux d’une part, et le respect des rites religieux d’autre part, tout en laissant aux États membres un degré important de subsidiarité pour décider comment opérer cette conciliation.
La CJUE étudie la question qui lui est posée à la lumière de l’article 52, paragraphe 1 de la Charte, qui précise que : “Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi, et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.[13]”
C’est donc au regard de ces critères que la cour analyse la limitation prévue par le règlement n°1099/2009, telle qu’interprétée par le législateur flamand :
La troisième question est traitée séparément : elle consiste à se demander si le fait que le règlement ne prévoit pas d’obligation d’étourdissement pour la mise à mort d’animaux dans le cadre d’activités de chasse et de pêche, ou de manifestations culturelles et sportives, ne constitue pas une violation des principes d’égalité, de non-discrimination et de diversité culturelle, religieuse et linguistique.
À cet égard, la cour rappelle à titre liminaire que le principe d’égalité signifie que des situations comparables ne doivent pas être traitées de manière différente et que des situations différentes ne doivent pas être traitées de manière égale.
Or, elle estime que des manifestations culturelles et sportives ne sauraient être appréhendées comme des activités de production de denrées alimentaires. Elle considère également que, sauf à vider de leur sens les notions de chasse et de pêche récréative, on ne saurait pratiquer ces activités sur des animaux préalablement étourdis.
La CJUE en conclut donc que le fait que ces situations de mise à mort non comparables soient exclues du champ d’application du règlement n°1099/2009 ne va pas à l’encontre du principe de non-discrimination, et que les éléments avancés dans cette question ne sont donc pas de nature à invalider l’article 26 paragraphe 2, premier alinéa sous c) du règlement n°1099/2009.
En conclusion, la CJUE estime que :
Il est intéressant de noter que cette décision va à l’encontre des conclusions de l’Avocat général Gérard Hogan[14], qui considère que l’adoption par un État membre de mesures supplémentaires en vue d’assurer le bien-être des animaux est permise, mais sans que celles-ci aient pour effet matériel de mettre à néant et de nier la nature même de la dérogation relative aux rites de confessions religieuses prévues par le règlement n°1099/2009, ce qui est le cas, d’après lui, d’une mesure allant jusqu’à l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement préalable.
Il en arrive donc à la conclusion suivante : “Les États membres peuvent adopter des règles plus strictes que celles prévues par le droit de l’UE. Cependant, la dérogation prescrite en faveur des rites religieux doit être respectée.”
Dès lors, il proposait à la CJUE de déclarer que la législation flamande interdisant l’abattage d’animaux sans étourdissement, y compris pour les méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, n’est pas autorisée par le droit de l’UE.
Il convient de préciser que les conclusions de l’Avocat général ne lient pas la CJUE, et comme on peut le constater en l’espèce, il n’a pas été suivi.
On notera également que la décision de la CJUE sur un renvoi préjudiciel ne tranche pas le fond du litige porté devant les juridictions nationales. En effet, il revient à ces dernières de résoudre l’affaire qui leur est soumise, conformément à l’interprétation des textes donnée par la CJUE dans sa décision.
Par ailleurs, les juridictions nationales qui sont amenées à se prononcer sur une question similaire doivent garder à l’esprit que l’interprétation donnée par la CJUE s’inscrit dans les dispositions et principes du droit de l’UE auxquelles elle se rapporte. En effet, le principe de l’obligation d’interprétation conforme signifie qu’il incombe aux juges nationaux d’interpréter le droit interne dans toute la mesure du possible d’une manière qui permette d’en assurer la conformité au droit de l’UE et le cas échéant, tel qu’interprété par les juridictions de l’Union (CJUE, C-135/13, Szatmari Malom; CJUE, C-306/12, Spedition Welter). A cet effet, la CJUE a déclaré dans son avis n°1/09[15] que le mécanisme préjudiciel vise à prévenir des divergences dans l’interprétation du droit de l’Union que les juridictions nationales ont à appliquer.
À ce titre, dans cet arrêt du 17 décembre 2020, la CJUE donne une interprétation du règlement n°1099/2009, et cette interprétation devra être prise en compte aussi bien par les législateurs des différents Etats membres (lorsqu’ils devront légiférer en la matière) que par les juridictions nationales qui auront à connaître d’une question similaire.
Il reste maintenant à la Cour constitutionnelle belge à se prononcer sur la demande d’annulation du décret du 17 juillet 2017 dont elle est saisie.
Cette décision de la CJUE est d’autant plus intéressante qu’elle se place dans le contexte d’une révision imminente du règlement n°1099/2009, dans le cadre de la stratégie européenne “Farm to Fork”.
À ce titre, la Commission indique qu’elle entend réviser la législation en matière de bien-être animal, y compris pour ce qui concerne l’abattage, afin de la mettre en phase avec les dernières découvertes scientifiques, d’élargir son champ d’action, de rendre son application plus facile et, in fine, d’assurer un meilleur niveau de bien-être animal[16]. Aussi peut-on se demander si l’étourdissement réversible dans le cas des abattages rituels n’est pas en passe d’être rendu obligatoire au niveau européen.
[1] Affaire C-136/19 : Arrêt de la CJUE (grande chambre) du 17 décembre 2020
[2] Règlement CE n°1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort
[3] Loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux
[4] Article 6, §1er, XI de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles
[5] Décret portant modification de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, en ce qui concerne les méthodes autorisées pour l’abattage des animaux
[6] Désigné par le ministre flamand du Bien-être animal comme médiateur indépendant pour la concertation avec les représentants des cultes en vue d’une interdiction généralisée de l’abattage rituel sans étourdissement
[7] Doc. parl., Parlement flamand, 2016-2017, n°1213-1, pp. 15 et 16
[8] Traduction libre de la version néerlandaise
[9] Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (2000/C 364/01)
[10] Passages indiqués en gras par les auteurs de l’article
[11] Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – Article 13 : “Lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologique et de l’espace, l’Union et les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux.”
[12] “Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.”
[13] Passages indiqués en gras par les auteurs de l’article.
[14] Conclusions de l’Avocat général M. Gérard Hogan présentées le 10 septembre 2020
[15] Avis n°1/09 de la Cour (8 mars 2011)
[16] The Farm to Fork Strategy : “Better animal welfare improves animal health and food quality, reduces the need for medication and can help preserve biodiversity. It is also clear that citizens want this. The Commission will revise the animal welfare legislation, including on animal transport and the slaughter of animals, to align it with the latest scientific evidence, broaden its scope, make it easier to enforce and ultimately ensure a higher level of animal welfare. The Strategic Plans and the new EU Strategic Guidelines on Aquaculture will support this process. The Commission will also consider options for animal welfare labelling to better transmit value through the food chain.”