Auteure : Angélique Debrulle
Depuis de nombreuses années, le NhRP (Non human Rights Projects), association portée par Steven Wise, tente d’obtenir la reconnaissance de la personnalité juridique de certains animaux par la voie judiciaire[1]. Happy pourrait être le premier éléphant à se voir reconnaitre le droit fondamental à la liberté.
Dans le cadre de la présente, nous aborderons de manière très succincte le but poursuivi et l’idée de base développée par le NhRP (1). Nous nous concentrerons ensuite sur le dossier d’Happy (2) et décrirons brièvement son histoire (i), le résultat des débats devant la juridiction de première instance (ii) et examinerons les argumentations développées devant la Cour suprême de New York (iii), juridiction devant laquelle l’affaire est actuellement pendante.
- Idée développée par le NhRP et but poursuivi
Selon Steven Wise, la reconnaissance de la personnalité juridique est essentielle car elle constitue le bouclier juridique qui protège l’individu de la tyrannie humaine. Cette personnalité juridique impliquera dès lors la reconnaissance de droits fondamentaux.
La question qu’il s’est posée est de savoir ce qui justifie l’octroi de droits fondamentaux ? Selon Steven Wise, il s’agit de « l’autonomie pratique ». Pour être considéré comme étant doué d’une telle autonomie, l’individu doit pouvoir désirer, intentionnellement essayer de satisfaire ses désirs et posséder une conscience de soi suffisante pour lui permettre de comprendre, même faiblement, que c’est lui qui veut quelque chose et que c’est lui qui est en train d’essayer de l’obtenir[2].
Certains être humains sont, en pratique, dépourvus de cette autonomie (les nouveau-nés et les malades mentaux sévères, par exemple). Or, en théorie, la jurisprudence considère que tous les êtres humains sont doués de cette autonomie. Cette fiction permettrait de justifier l’application des droits fondamentaux à tous les êtres humains.
Fort de cette considération, Steven Wise estime que dans la mesure où certains animaux sont doués d’autonomie pratique, il n’existe pas de motif légitime pour refuser la protection qu’elle implique aux animaux, alors que par le biais d’une fiction, les êtres humains qui en sont dépourvus sont néanmoins considérés comme en disposant. Il s’agit dès lors de faire application du principe d’égalité[3].
Depuis plusieurs années, l’association fondée par Steven Wise, le NhRP, tente d’obtenir la reconnaissance de la personnalité juridique de certains animaux par le biais de la procédure de common law d’habeas corpus, procédure destinée à obtenir la libération d’une « personne » qui serait détenue illégalement.
Cette procédure se base sur l’article 70 CPLR et on a pu constater que les juges saisis de ces demandes de libération pour le compte d’animaux procèdent à un examen circonstancié du dossier compte tenu de la flexibilité du champ d’application de la procédure et des extensions d’application de cette procédure opérées au fil du temps[4].
- Le dossier d’Happy
- i) L’histoire d’Happy
Le dernier dossier introduit pas le NhRP concerne une éléphante d’Asie nommé « Happy ». Cette éléphante d’Asie de 49 ans aurait été capturée alors qu’elle avait environ 1 an avec 6 autres éléphanteaux. Arrivée aux Etats-Unis en 1970, son prénom lui a été attribué en référence aux 7 nains de Blanche-Neige. En 1977, Happy et Grumpy ont été transférées au zoo du Bronx. Grumpy étant décédée en 2002 après avoir subi les attaques de deux autres éléphantes hébergées au sein du zoo (Patty et Maxine), Happy a été placée dans un autre enclos et y a vécu en compagnie de Sammie, une éléphante un peu plus jeune, jusqu’en 2006. Cette dernière a dû être euthanasiée suite à une insuffisance rénale et Happy vit seule dans son enclos depuis lors.
Happy est une éléphante très spéciale qui a particulièrement retenu l’attention du NhRP parce qu’elle serait le premier éléphant à avoir réussi le « test du miroir » considéré comme étant le test permettant de démontrer qu’un animal a conscience de lui-même[5].
- ii) Le rejet de la libération d’Happy en première instance
Le 2 octobre 2018, la demande de libération d’Happy a été déposée devant la Cour suprême de l’Etat de New York. Après 3 audiences de plaidoiries impliquant près de 12 heures de débats, par une décision du 18 février 2020, la juge Alison Tuitt a rejeté la demande du NhRP au motif qu’elle est contrainte par la jurisprudence de constater que Happy n’est pas une « personne » et n’est pas emprisonnée illégalement. Elle précise également que la question de l’attribution de droits fondamentaux à des animaux relève plutôt du processus législatif[6].
La jurisprudence invoquée est celle initiée par le NhRP (Lavery) qui a tenté d’obtenir qu’un chimpanzé appelé « Tommy » soit reconnu juridiquement comme une personne et se voit reconnaitre les droits fondamentaux attachés à ce statut comme le droit à la vie et à l’intégrité[7].
Il est intéressant de relever que la juge Tuitt a débuté ses conclusions en indiquant qu’Happy est plus qu’une chose (au sens juridique du terme) ou une propriété. Elle est un être intelligent, autonome qui devrait être traité avec respect et dignité et qui devrait avoir droit à la liberté[8].
III) Les débats en appel
Le 10 juillet 2020, le NhRP a introduit un recours devant la Division d’appel[9] de la Cour suprême de l’Etat de New-York et une audience de plaidoirie s’est tenue le 19 novembre 2020[10].
Les débats[11] peuvent être résumés de la manière suivante :
1° La demande :
Le NhRP demande à la Cour de reconnaitre qu’Happy dispose du droit de common law à la liberté (« bodily liberty ») protégé par l’habeas corpus et de conclure qu’Happy est emprisonnée illégalement par le zoo du Bronx de sorte qu’il revient à la Cour d’ordonner sa libération immédiate en vue de son transfert vers un sanctuaire pour éléphants approprié.
2° Les arguments développés par les parties :
Le NhRP justifie cette demande par une argumentation autour de deux axes :
- Happy est un être autonome de sorte que la Cour doit reconnaitre son droit de common law à la liberté protégé par l’habeas corpus. Le NhRP s’appuie sur les capacités cognitives d’Happy, son caractère « autonome » qui est similaire à celui des êtres humains, pour justifier la nécessité pour la Cour de lui reconnaitre le droit de common law à la liberté. Lorsqu’ils sont emprisonnés, les éléphants et les êtres humains se trouvent dans une situation similaire et pour des raisons liées notamment au respect du principe d’égalité, il conviendrait donc de lui reconnaitre le droit à la liberté.
Selon le NhRP, la flexibilité et l’adaptabilité de la common law aux évolutions de la société humaine justifient que la notion de « personne », qui n’est pas définie dans l’article 70 CPLR (fondement de la procédure en habeas corpus), puisse être étendue à Happy. En l’occurrence, cette extension est une question qui relèverait bien de l’appréciation de la Cour.
Il est également précisé que cette autonomie n’est pas nécessaire mais est suffisante pour la reconnaissance du droit à la liberté. Il ne serait dès lors pas problématique pour les êtres humains dépourvus d’autonomie d’utiliser ce concept.
- La Cour n’est pas liée par la jurisprudence (notamment Lavery I et II). Le NhRP considère que les déclarations effectuées dans l’affaire Lavery II dans laquelle la Cour a indiqué que les animaux non-humains n’ont pas de droits (« legal rights ») parce qu’ils n’ont pas la capacité d’assumer des devoirs (« legal duties »), ne peuvent pas faire jurisprudence dans la mesure où il s’agit uniquement d’un « dicta» c’est-à-dire l’expression d’une opinion par un juge qui n’est pas contraignante dans les cas ultérieurs. Il en irait de même en ce qui concerne les déclarations indiquant que la libération visée par la procédure d’habeas corpus ne permet pas la libération d’un individu emprisonné d’une institution vers une autre.
Il précise, par ailleurs, que la règle du précédent (« stare decisis »)[12] ne s’applique pas lorsqu’il peut être démontré que la loi a été mal comprise ou mal appliquée, ou encore, que le principe/la règle que l’on entend tirer de la décision est manifestement contraire à la raison.
En l’occurrence, le NhRP précise que la notion de « personne » vise une entité ayant la capacité d’avoir des droits (« legal rights ») et n’a jamais été synonyme d’ « être humain ». Il cite notamment la situation des esclaves, des femmes et des juifs en précisant qu’il s’agit d’êtres humains qui n’ont pas toujours été considérés (entièrement) comme des personnes. Il est ensuite ajouté que la personnalité juridique peut être attribuée à d’autres entités qui ne sont pas des êtres humains comme les sociétés.
En outre, le NhRP estime que prétendre que les animaux non-humains ne possèdent pas le droit à la liberté parce qu’il ne sont pas capables d’assumer des devoirs résulte d’une confusion entre, d’une part, les droits de réclamation (« claim rights ») qui impliquent des devoirs et, d’autre part, les droits d’immunité (« immunity rights ») qui sont en corrélation avec les incapacités (« disabilities »). Or, le droit à la liberté est un droit d’immunité qui entre en corrélation, non pas avec un devoir, mais bien avec une incapacité. De la même manière, les êtres humains ont le droit d’immunité à ne pas être réduits en esclavage ou à la liberté d’expression, indépendamment de leur capacité à assumer des devoirs. Par ailleurs, il est invoqué qu’il n’est jamais arrivé qu’une juridiction (« english-speaking court ») ait limité les droits d’immunité aux individus ayant la capacité d’assumer des devoirs.
Puisque Happy ne peut pas être libérée dans la nature ni dans les rues de New York, il est nécessaire d’ordonner son transfert dans un sanctuaire pour éléphant où elle pourra exercer librement son autonomie.
Le zoo du Bronx, quant à lui, se positionne de la manière suivante :
- L’application de la jurisprudence implique un rejet de la demande. Il convient d’avoir égard aux différentes décisions déjà prises dans des dossiers similaires rejetant l’argumentation du NhRP (notamment Lavery II), aucun nouvel élément n’étant apporté par le NhRP justifiant une décision en sens contraire. L’argument sur l’autonomie a été rejeté à plusieurs reprises et doit à nouveau être rejeté.
Selon le zoo, les individus se voient attribuer des droits du fait de leur humanité, par opposition à leur « autonomie ». Or, aucune législation américaine ou new-yorkaise ne soutient cette thèse de l’autonomie. Par ailleurs, la théorie de l’autonomie développée par le NhRP serait à ce point ambiguë que la Cour ne pourrait déterminer avec certitude si un individu est autonome : selon le NhRP, les êtres « autonomes » sont ceux qui dirigent leur comportement sur la base de processus cognitifs internes non observables plutôt que de répondre par réflexe et démontrent un comportement d’autodétermination qui est basé sur la liberté de choix. Or, le NhRP n’expliquerait pas comment ce nouveau test serait appliqué et il n’y aurait d’ailleurs pas de paramètres observables à cet égard.
- Il existe une réciprocité naturelle entre les droits et les devoirs qui serait profondément ancrée dans la tradition juridique américaine. La Cour suprême des Etats-Unis aurait clairement reconnu la connexion entre les droits et les devoirs en s’exprimant de la manière suivante :
« L’État qui accorde des privilèges à un citoyen et qui le protège ainsi que ses biens en vertu de son domicile peut également exiger des devoirs réciproques. La jouissance des privilèges de résidence au sein de l’État, et le droit qui en découle d’invoquer la protection de ses lois, sont indissociables des diverses incidences de la citoyenneté d’État. »[13]
- Le débat doit être confié au législateur et non aux juridictions. Reprenant les conclusions de l’affaire Lavery II, le zoo indique que la volonté du NhRP de voir reconnaitre des droits fondamentaux (la personnalité juridique) à des animaux non-humains est une question qui relève du pouvoir législatif et non du pouvoir judiciaire.
L’avocat du zoo pousse son raisonnement jusqu’à prétendre que le fait de reconnaitre la personnalité juridique à des animaux, par le biais d’une décision judiciaire, aurait un impact négatif et même des conséquences dévastatrices sur de nombreuses législations notamment celles applicables en matière de bien-être animal ainsi qu’à l’élevage d’animaux et pourrait mettre en danger les garanties légales pour les êtres humains vulnérables. A l’appui de son argumentation, il prétend que plusieurs groupes de défense des droits civils rejettent l’argumentation du NhRP qui assimilent les droits des animaux aux luttes pour l’égalité raciale et de genre car cela déforcerait le travail des activistes tentant de faire avancer leur propre cause. Il s’agirait d’abaisser l’humanité au rang de l’animalité ce qui diminuerait l’importance de garantir des droits à d’autres groupes marginalisés.
- Le NhRP demande un transfert et non une libération d’Happy. Selon le zoo, même si la Cour admettait qu’Happy dispose de la personnalité juridique, le fait est que le NhRP ne demande pas sa libération mais son transfert vers un sanctuaire. Il cite des précédents précisant que la requête en habeas corpus ne peut être accueillie s’il s’agit uniquement de modifier les conditions de la détention de l’individu concerné.
3° L’audience de plaidoirie :
Le 19 novembre 2020, une audience de plaidoirie s’est tenue par vidéo-conférence devant 5 magistrats. Si l’argumentation développée par le NhRP est sérieuse et crédible, les questions et interventions des magistrats donnent le sentiment qu’un nouveau rejet de la demande du NhRP pourrait être prononcé. En effet, plusieurs juges semblent vraisemblablement enclins à penser que la reconnaissance du droit à la liberté, et donc de la personnalité juridique, relève plutôt de l’autorité du législateur et non des cours et tribunaux.
Si l’on peut comprendre l’argumentation du zoo sur plusieurs points, il semble par contre que les conséquences importantes et négatives évoquées notamment quant à l’abaissement de la condition humaine, sont erronées car, pour reprendre l’argumentation développée par le NhRP, l’attribution du droit à la liberté pour Happy n’implique pas l’attribution de tous les droits fondamentaux à l’ensemble des animaux. Compte tenu de ses capacités cognitives, il s’agirait uniquement de lui attribuer le droit à la liberté ce qui n’exclut en rien la possibilité de maintenir un droit d’appropriation sur l’animal et, dès lors, l’application notamment de la législation en matière de bien-être animal. Par ailleurs, à notre estime, s’il est exact qu’une décision positive ferait jurisprudence et ouvrirait la voie à d’autres animaux de la même espèce ou présentant des capacités cognitives similaires, voire à l’extension à d’autres droits fondamentaux, il ne s’agirait pas d’abaisser la condition humaine mais, au contraire, d’élever la condition de ces animaux dans les limites des droits conférés puisqu’il ne s’agit pas de consacrer une égalité pure entre l’Homme et les animaux non-humains.
Actuellement, la date de remise de la décision n’a pas encore été communiquée. Affaire à suivre donc !
[1] Notamment les chimpanzés et les éléphants.
[2] Voir la revue de publication de Steven Wise réalisée par Pierre-Jérôme DELAGE dans la Revue Semestrielle de Droit Animalier, 2009/2, pp. 97 à 110.
[3] Voir la revue de publication de Steven Wise réalisée par Fabien MARCHADIER dans la Revue Semestrielle de Droit Animalier, 2016/1, pp. 233 à 237.
[4] O. LE BOT, Pas d’habeas corpus pour un chimpanzé, R.S.D.A., 2014/2, p. 133.
[5] Ce test consiste à placer discrètement une marque colorée sur la tête de l’animal et à lui présenter ensuite un miroir. Pour réussir le test, l’éléphant doit faire le lien entre le reflet et son propre corps ce que l’on observe empiriquement si l’animal inspecte la marque apposée. Sur cette thématique, voyez F. DE WAAL, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, Les liens qui libèrent, 2016, pp. 299 et suivantes.
[6] Le NhRP a publié la décision sur son site internet : https://www.nonhumanrights.org/content/uploads/HappyFeb182020.pdf
[7] Pour une analyse de la décision du 4 décembre 2014, voyez O. LE BOT, Pas d’Habeas corpus pour un chimpanzé, R.S.D.A., 2014/2, pp. 131 à 135.
[8] “This Court agrees that Happy is more than just a legal thing, or property. She is an intelligent, autonomous being who should be treated with respect and dignity, and who may be entitled to liberty. Nonetheless, we are constrained by the caselaw to find that Happy is not a “person” and is not being illegally imprisoned. As stated by the First Department in Lavery, 54 N.Y.S.3d at 397, “the according of any fundamental legal rights to animals, including entitlement to habeas relief, is an issue better suited to the legislative process.”
[9] Il s’agit d’une cour d’appel intermédiaire. La Cour d’appel de New York (New York Court of Appeal) étant la juridiction de dernier ressort de cet Etat.
[10] Cette audience peut être visionnée en cliquant sur le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=vDyN8iaIgYc&feature=youtu.be&t=7300&emci=9e414315-c92a-eb11-9fb4-0003ff196a4c&emdi=55fe6bf9-cc2a-eb11-9fb4-0003ff196a4c&ceid=1211801&ab_channel=AppellateDivision%2CFirstDepartment
[11] Le NhRP a publié sur son site internet une ligne du temps concernant le dossier d’Happy qui comprend des liens vers les écrits de la procédure : https://www.nonhumanrights.org/client-happy/
[12] Principe juridique selon lequel les juridictions doivent suivre la jurisprudence historique lorsqu’elles rendent une décision similaire.
[13] Extrait de l’arrêt Milliken v. Meyer, 311 US 457, 463 (1940) cité par le zoo du Bronx : “The state which accords a citizen privileges and affords protection to him and his property by virtue of his domicile may also exact reciprocal duties. Enjoyment of the privileges of residence within the state, and the attendant right to invoke the protection of its laws, are inseparable from the various incidences of state citizenship.”