Auteure : Sophie Jaunet, juriste
En décembre 2017, lors d’une consultation d’origine gouvernementale, 80% de la population demandait que la sensibilité animale soit explicitée dans la loi britannique[1]. Ce terme étant présent à l’article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, il était applicable à la Grande-Bretagne et impliquait une forme de prise en compte de cette notion en droit britannique. Cependant, une fois le Brexit acté, de nombreuses organisations ont exprimé des inquiétudes et ont évoqué leur souhait d’intégrer la notion de sensibilité dans le droit britannique.
Dans le manifeste du parti conservateur de 2019, de nombreux engagements ont été formulés en matière de bien-être animal. Certains d’entre eux ont été incorporés dans le plan d’action gouvernemental pour le bien-être animal publié en mai 2021[2]. Parmi ces engagements, certains ont été introduits dans le « welfare sentience bill ».
La présentation du texte[3]
L’ « animal welfare sentience bill », annoncé par un discours de la reine le 11 mai 2021, a été présenté deux jours plus tard à la Chambre des Lords (House of Lords) par le Ministre Lord Zac Goldsmith. Ce projet de loi bénéficie d’un champ d’application territorial étendu puisqu’il concerne l’Angleterre, l’Irlande du Nord, l’Écosse et le Pays de Galles.
Ce texte prévoit notamment deux points qui méritent d’être soulignés.
Tout d’abord, il reconnait la sentience aux animaux vertébrés. Le terme, qui n’est pas défini dans le projet de loi, désigne « pour un être vivant, la capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc. et à percevoir de façon subjective son environnement et les expériences de vie »[4]. Ce terme d’origine anglosaxonne, avant d’obtenir une définition propre en français, était traduit par les termes « conscient » ou « sensible ». Or, selon Astrid Guillaume, sémioticienne, « ces deux termes sont réducteurs pour traduire vers le français l’ensemble des nuances du mot « sentience »[5].
Ce terme a une polysémie ne se retrouvant pas dans un terme existant de la langue française. En effet, Donald M. Broom, biologiste, auteur de « Sentience Animal Welfare » et du rapport européen « le bien-être animal dans l’Union européenne », a identifié cinq degrés émotionnels au mot « sentient » : « évaluer les actions des autres en relation avec les siennes et de tiers ; se souvenir de ses actions et de leurs conséquences ; d’en évaluer les risques et les bénéfices ; de ressentir des sentiments ; d’avoir un degré variable de conscience »[6].
De plus, ce projet crée un comité dénommé « Animal Sentience Committee ». Celui-ci peut produire un rapport contenant ses avis et/ou recommandations sur la manière et jusqu’à quel point les décisions gouvernementales en projet ou mises en œuvre prennent en compte le bien-être des animaux sensibles (« sentient beings »). Le but est de s’assurer que le gouvernement tient dûment compte de la façon dont la politique pourrait avoir un effet négatif sur le bien-être des animaux en tant qu’êtres « sentients » . Le Secrétaire d’État a 3 mois pour répondre au rapport.
L’amendement
Au cours des discussions parlementaires, un vif débat a porté sur la question de savoir si le champ d’application matériel du projet de loi devait s’étendre aux animaux invertébrés en révisant la définition de l’animal au sein du texte. Lord Zac Goldsmith, Ministre porteur du projet, a affirmé que « la science est maintenant claire (…) les décapodes et céphalopodes peuvent ressentir la douleur et qu’il est donc juste qu’ils soient couverts par cet acte législatif essentiel »[7].
Initialement rejetée le 19 novembre 2021, la Chambre des Lords (House of Lords) a finalement décidé d’étendre la définition de l’animal et d’y inclure les « homards, poulpes et crabes et tous les autres crustacés décapodes et mollusques céphalopodes »[8]. Ces animaux invertébrés sont reconnus comme « sentients ». Cette décision a été prise suite à l’analyse, par la commission gouvernementale indépendante, de nombreuses études scientifiques relatives à la sensibilité de ces animaux et en a conclu qu’il y a « une forte preuve scientifique que les décapodes crustacés et les mollusques céphalopodes sont sensibles »[9].
Les critiques
Lorsque ce projet deviendra une loi, il « fournira une assurance cruciale que le bien-être animal est correctement pris en compte lors de l’élaboration de nouvelles lois » (citation du Ministre Lord Zac Goldsmith[10]) grâce à la création du comité. Néanmoins, il a été précisé que l’amendement n’affectera « aucune législation existante ou des pratiques industrielles comme la pêche. Il n’y aura pas d’impact direct sur la pêche au coquillage ou sur l’industrie de la restauration. A la place, il est conçu pour s’assurer que le bien-être animal est bien pris en considération dans les futures décisions prises »[11].
Il peut être déploré que le Comité ne soit pas obligé de rédiger des rapports, le terme « may » étant employé, au lieu de « shall ». Par ailleurs, ces rapports ne s’imposent pas aux autorités : ces dernières ne sont pas tenues de suivre l’avis du comité dans leurs politiques. Néanmoins, ce texte peut être salué car il institue un comité qui se consacre uniquement à conseiller les décisionnaires sur ses politiques dès lors qu’elles peuvent avoir ou ont un impact sur le bien-être et la sensibilité animale. Il a un champ d’application géographique, matériel et temporel étendu. En effet, il témoigne d’un souhait que les décisions politiques affectant les animaux prennent en compte les conséquences préjudiciables sur les animaux vertébrés et sur tous les crustacés décapodes et mollusques céphalopodes[12], qu’elles soient déjà en vigueur ou non. L’inclusion d’invertébrés est également une avancée à souligner.
Les suites du projet de loi
Actuellement au stade de la dernière lecture entre les mains de la Chambre des Lords (House of Lords), le projet de texte sera ensuite examiné par la Chambre des Communes (House of Commons) avant de pouvoir recevoir le « royal assent » qui acterait son adoption.
[1] https://lordslibrary.parliament.uk/animal-welfare-sentience-bill-hl/?fbclid=IwAR1Da-BsvATYEV_bbaYZwh3KmWX67ZuDTiI92Dj1omNEMBZvdRQoeKxv9JU
[2] Action Plan for Animal Welfare (publishing.service.gov.uk)
[3] https://bills.parliament.uk/bills/2867/publications
[4] Définitions : sentience – Dictionnaire de français Larousse
[5] Les animaux, ces êtres doués de « sentience » | Sorbonne Université (sorbonne-universite.fr)
[6] Les animaux, ces êtres doués de « sentience » | Sorbonne Université (sorbonne-universite.fr)
[7] « « The science is now clear that decapods and cephalopods can feel pain and therefore it is only right they are covered by this vital piece of legislation ». https://www.gov.uk/government/news/lobsters-octopus-and-crabs-recognised-as-sentient-beings?s=09
[8] https://www.gov.uk/government/news/lobsters-octopus-and-crabs-recognised-as-sentient-beings?s=09
[9] « The move follows the findings of a government-commissioned independent review by the London School of Economics and Political Science (LSE) which concluded there is strong scientific evidence decapod crustaceans and cephalopod molluscs are sentient ». https://www.gov.uk/government/news/lobsters-octopus-and-crabs-recognised-as-sentient-beings?s=09
[10] « The Animal Welfare Sentience Bill provides a crucial assurance that animal wellbeing is rightly considered when developing new laws ». https://www.gov.uk/government/news/lobsters-octopus-and-crabs-recognised-as-sentient-beings?s=09
[11] « Today’s announcement will not affect any existing legislation or industry practices such as fishing. There will be no direct impact on the shellfish catching or restaurant industry. Instead, it is designed to ensure animal welfare is well considered in future decision-making ». https://www.gov.uk/government/news/lobsters-octopus-and-crabs-recognised-as-sentient-beings?s=09