(Commentaire des dernières décisions 2019 du Conseil D’Etat concernant l’encadrement des tirs de loup)
Auteur : Pierre Georget, doctorant philosophie du Droit, Paris 2 Panthéon-Assas (le contenu du présent article n’engage que son auteur)
Avec la réforme constitutionnelle de 2005 et l’entrée de la Charte de l’environnement dans le « bloc de constitutionnalité », ce n’est pas seulement la protection de l’environnement qui est consacrée, mais aussi le principe de la démocratie administrative. L’administration française résiste néanmoins au nom de son efficacité et de la sécurité juridique. La jurisprudence Danthony (CE Ass, 23 décembre 2011, Danthony, n°335033, publié au Rec. p. 649, GAJA 21ème édition n¨112) en est l’exemple emblématique. Les associations de protection animale en subissent les conséquences à chacun de leurs recours contre des décisions administratives, les récentes décisions du Conseil d’État sur l’encadrement de l’abattage du loup en sont une illustration. [1]
Dans la deuxième moitié du XXème siècle, la doctrine du Droit public a fait évoluer le concept de pouvoir réglementaire et la représentation de ce que devaient être ses bonnes pratiques. Les révolutionnaires de 1789, forts de l’idée de séparation des pouvoirs, cantonnaient l’application de la démocratie représentative à l’expression de la volonté générale au travers de la Loi. Si celle-ci résultait d’un processus démocratique participatif, par le truchement des représentants du peuple, l’exécution de la loi pour être efficace devait être autoritaire. « On ne représente pas le peuple dans l’exécution de sa volonté », selon la formule de Hérault de Séchelles en 1793 devant la Convention nationale. L’administration démocratique exécute les lois, elle n’a pas à rechercher une validation quelconque de la part du peuple souverain au moment de son action. Cela semblait logique au risque d’un conflit entre deux moments d’expression de la volonté du peuple.
Théoriquement juste, ce principe devint de plus en plus difficile à appliquer dans le contexte d’un affaiblissement de la confiance dans la démocratie représentative, et il est apparu nécessaire d’ajouter à la validation législative du citoyen celle de l’acceptation de l’administré. C’est ainsi que le législateur a introduit dans les lois, dont l’application était susceptible de perturber la vie quotidienne des communautés, une obligation de consultation préalable et de participation à l’élaboration des normes. Jean Rivero, dans son Précis de Droit administratif, utilisera le premier le terme de « démocratie administrative ». Il donnait ainsi un nom à une évolution des pratiques du pouvoir réglementaire voulue par le législateur. Ainsi, la loi « Bouchardeau » de 1983 établit en droit français le régime de l’enquête publique, la loi « Barnier » de 1995 introduit la procédure de « débat public », et le titre 2 du livre 1er du Code de l’environnement consacré à « Information et participation des citoyens » sera composé de sept chapitres auxquels s’ajoutera l’article L. 120-1 inséré dans un chapitre préliminaire.
Mais qu’en est-il dans la pratique ? Comment le juge administratif chargé de contrôler l’action du pouvoir réglementaire sanctionne-t-il les manquements aux principes de cette démocratie administrative ? C’est sur ce point que les arrêts récents du Conseil d’État précisant l’encadrement des tirs de loups nous amènent à nous interroger.
Ces arrêts, au nombre de deux, ont été rendus le 18 décembre 2019. Ils visent trois décisions ministérielles du 12 septembre 2018 :
deux émanent du Premier ministre portant désignation du préfet coordinateur du plan national d’actions sur le loup, et l’autre est relatif à certaines attributions de ce même préfet,
la troisième est signée par le Ministre d’Etat, ministre de la Transition écologique et solidaire et le ministre de l’Agriculture et de l’alimentation fixant les conditions et limites dans lesquelles des dérogations aux interdictions de destruction peuvent être accordées par les préfets concernant le loup (Canis lupus).
L’annulation de ces trois décisions pour excès de pouvoir était demandée par cinq associations de protection de l’environnement et des animaux, l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS), One Voice, l’association France nature environnement (FNE), la Ligue pour la protection des oiseaux et l’association Humanité et biodiversité.
Ces associations contestaient ainsi le cadre juridique défini par l’administration permettant l’abattage du loup, aussi bien dans son principe que dans les conditions et limites dans lesquelles il pouvait se dérouler. Si elles ont été déboutées de la majorité de leurs demandes, elles ont cependant obtenu que soit modifié l’arrêté relatif aux attributions du préfet coordinateur. En effet celui-ci prévoyait que le préfet coordinateur puisse autoriser des tirs de prélèvements au-delà des 12% de « l’effectif moyen de loups estimé annuellement », et cela sans « qu’aucune limite quantitative ne soit fixée, non plus qu’aucune autre condition de nature à encadrer cette possibilité ». Ces dispositions méconnaissaient celles de l’article L. 411-2 du code de l’environnement.
Cette décision est un succès pour les associations à l’origine des requêtes, mais elle met aussi en lumière les difficultés à faire valoir des moyens de légalité externe devant le juge administratif depuis la jurisprudence Danthony. Cependant ce constat est aussi vrai pour les moyens internes, le juge administratif fait peu de cas en matière environnementale des résultats des consultations publiques et des avis d’experts, y compris dans les cas où le législateur a explicitement recommandé d’en tenir compte. S’il est indéniable que la démocratisation administrative a fait de grands progrès aussi bien au XIXème siècle sous l’impulsion du Conseil d’État lui-même que sous celle du législateur au XXème et XXIème siècle (I), ces progrès sont souvent en trompe l’œil (II) tant les mots «démocratie» et «administration» paraissent souvent antinomiques aux yeux du pouvoir réglementaire. Au nom de l’efficacité administrative et de la sécurité juridique le Conseil d’État est souvent tenté d’écarter les formes démocratiques demandées par le législateur.
Les progrès de la démocratisation administrative.
L’une des grandes fiertés du Conseil d’État est l’institution du recours pour excès de pouvoir qui a vu le jour dès le début du XIXème siècle (A). Mais la justice administrative a néanmoins toujours privilégié l’efficacité de l’administration, c’est pourquoi le législateur a pris le relais de la démocratisation administrative dans les siècles suivants (B).
Le recours pour excès de pouvoir, point de départ de la démocratique administrative
Il est notable que l’instrument principal, si ce n’est unique, utilisé par les associations de défense des animaux contre les arrêtés des ministres et des préfets en matière de chasse, d’élevage, de construction ou d’environnement, demeure le recours pour excès de pouvoir. Face à l’administration les associations pourraient aussi choisir d’autres de voies de recours, comme le recours en déclaration d’inexistence ou les recours de plein contentieux qui permettraient de réformer les actes et d’obtenir des indemnisations pour réparer les dommages causés à l’environnement. Dans les deux arrêts du Conseil qui nous intéressent ici, c’est bien cette voie du recours pour excès de pouvoir que One Voice, FNE, ASPAS et Humanité et Biodiversité ont choisi d’utiliser.
Ce recours est une institution particulièrement démocratique en ce qu’il est dispensé du ministère d’avocat, et n’entraîne pas les associations dans des frais importants, mais aussi par ce qu’il est objectif, il vise un acte administratif et son effet, en cas d’annulation, est universel. En agissant par cette voie le requérant sert l’ensemble de la collectivité. Gaston Jèze, professeur de Droit public, écrivait en 1929 à propos du recours pour excès de pouvoir que c’était « la plus merveilleuse création des juristes, l’arme la plus efficace, la plus pratique, la plus économique qui existe au monde pour défendre les libertés ». Les premières annulations d’actes administratifs pour excès de pouvoir datent des années 1820 (CE 29 août 1821, Martin). D’abord limité au vice d’incompétence, il a été rapidement étendu au cours du XIXème siècle aux violations substantielles de forme et de procédure (que l’on retrouve dans notre cas d’espèce à propos du loup), puis à l’erreur de droit et au détournement de pouvoir.
Le caractère démocratique de ce recours a été écorné par les articles R811-7 et R823-3 du Code de Justice administrative qui suppriment la dispense du ministère d’avocat pour les appels et la cassation.
Un autre aspect de la démocratie administrative pratiquée par la justice administrative est le caractère informel de la procédure. Le demandeur n’a pas besoin de se demander, par exemple, devant quelle cour administrative il doit présenter sa requête, le greffe du tribunal réorientera la demande en fonction de sa nature. Le juge a de plus une grande latitude de reformulation des demandes des justiciables afin de les aider à faire entendre leur cause.
Si le Conseil d’Etat revendique volontiers les avancées démocratiques de sa jurisprudence, le législateur n’est pas en reste. En introduisant dans la loi des procédures de consultations et de participations des citoyens avant la prise de décision administrative, les parlementaires ont voulu aussi faire œuvre de démocratisation administrative.
Des avancées voulues par le législateur.
Si la démocratisation de la prise de décision administrative trouve son acmé dans la charte de l’environnement de 2005, et dans les dispositions du Code de l’environnement concernant la participation du public (Loi du 27 décembre 2012 relative à la mise en œuvre du principe de participation du public défini à l’article 7 de la Charte de l’environnement), l’évolution d’une administration chargée de l’exécution du « fait du Prince » à celle prenant en compte les avis des administrés a débuté dans les années 1980. La première loi significative est celle dite « Bouchardeau » relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement. Elle sera suivie en 2002 par la loi relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations. Les associations pointent très souvent les manquements à ces obligations de consultation, et c’est le cas dans les décisions concernant le loup.
Les cinq requêtes, qui donnent lieu aux deux arrêts du Conseil d’État auxquels nous nous intéressons ici, appuient leurs conclusions sur des manquements faits à l’article L.123-19-1 du Code de l’environnement, qui définit les conditions de participation du public aux décisions administratives. Celles-ci sont les suivantes :
mise à disposition du public par voie électronique du projet de décision, accompagné d’une note de présentation ;
prise en considération des observations et propositions déposées par le public ;
rédaction d’une synthèse des observations et propositions dans un délai au moins égal à quatre jours après la clôture de la consultation ;
publication par voie électronique au plus tard à la date de prise de décision et pendant une durée minimum de trois mois de la synthèse des observations et propositions du public avec l’indication de celles dont il a été tenu compte ;
publication dans les mêmes délais des motifs de la décision.
Les associations pointent également l’absence de prise en compte des avis des experts sur l’utilité des dispositions prises dans les arrêtés du Ministère concernant le loup, et cela en contravention de l’article L. 110-1 du même Code.
Mais ces dispositions législatives ont peu de poids au regard des impératifs d’efficacité de l’administration. Jean-Marc Sauvé, alors Vice-Président du Conseil d’État, dans son discours « Consulter autrement, participer effectivement » en janvier 2012, justifiait leur mise à l’écart par le juge administratif en ces termes : « le formalisme ne doit pas en effet, selon le mot de Marcel Waline, être une « arme à double tranchant » qui, n’apportant aucune garantie supplémentaire aux administrés, sanctionnerait le non-respect de « chinoiseries administratives » retardant, parfois considérablement, l’action administrative ». En une phrase il résumait les fondements de ce que la doctrine administrative a appelé la « Danthonysation », et dont, en l’espèce, le loup est victime.
Une démocratisation administrative en trompe l’œil.
Les deux arrêts de janvier 2020 sur le loup, mais aussi de nombreux arrêts des tribunaux administratifs concernant la protection animale, illustrent l’application de la jurisprudence Danthony (A) qui permet au juge d’écarter systématiquement les moyens de légalité externe (tenant à la procédure de prise de décision administrative). Avec cette jurisprudence le juge administratif réaffirme son appartenance à l’administration ce faisant plus administrateur qu’administratif (B).
La « Danthonysation »
Comme l’écrivait Jean-Marc Sauvé en 2011, tout le formalisme consultatif et participatif introduit par la loi en matière environnementale peut être vu comme un frein à l’action efficace de l’administration et comme un facteur d’insécurité juridique. Le Conseil d’Etat, par le truchement de sa jurisprudence ainsi que par sa capacité à influer sur la loi, y a mis bon ordre, et ceci en deux temps.
D’abord par l’article 70 de la loi du 17 mai 2011 de simplification et de qualité du Droit, qui introduit la notion de vice substantiel susceptible d’avoir exercé une influence sur le sens de la décision. Ainsi est fait le partage entre les actes susceptibles d’être annulés pour vice de procédure et ceux qui ne le seront pas en raison de l’absence d’effet de la forme procédurale sur le contenu même de la décision. Cette disposition entérine au plan législatif le découplage entre vice de procédure et illégalité de la décision devant entraîner son annulation.
Cette entorse aux principes démocratiques qui voudraient que le juge sanctionne le non-respect d’une procédure voulue par les représentants du peuple a vu son application étendue par le Conseil d’Etat avec sa jurisprudence Danthony et autres du 21 décembre 2011. Dans son considérant de principe, cette décision d’assemblée dispose que « si les actes administratifs doivent être pris selon des formes et conformément aux procédures prévues par les lois et les règlements, un vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultative, n’est de nature à entacher d’illégalité la décision prise que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie ».
Le juge administrateur plus qu’administratif
Et c’est ainsi que le juge écarte les moyens tirés de la méconnaissance de l’article L123-19-1 du Code de l’environnement. Certes, les pièces du dossier montrent que les arrêtés encadrant les tirs et l’abattage des loups ont été pris avant la fin de la consultation publique, que la synthèse des observations du public n’a été publiée que postérieurement à la décision, que la majorité de ces observations sont défavorables au projet, et que le Conseil national de la protection de la nature n’a pas pu donner son avis car il ne disposait pas des résultats de la consultation, mais tous ces manquements à la procédure n’ont pas eu d’influence sur le sens de la décision prise.
Le loup doit se faire une raison. La procédure de prise de décision administrative voulue par la représentation nationale ne le protégera pas, comme elle est souvent impuissante à limiter l’emprise des chasseurs sur la faune sauvage que ce soit les oies, les sangliers, les cervidés, les renards ou les blaireaux.
Le Conseil d’État nous donne néanmoins une piste pour obtenir la sanction de décisions administratives protégées par le bouclier Danthony, la cohérence administrative. Le juge administrateur veillera toujours au respect des règles fixées par l’administration elle-même, et il sanctionnera pour manquement à la légalité interne une décision qui ne respecterait pas le cadre fixé par une autre décision administrative. Dans le cas espèce du loup, une disposition du décret du 12 septembre 2018 relatif à certaines attributions du préfet coordinateur du plan national d’action sur le loup ne respecte pas le cadre fixé par l’arrêté du 19 février 2018 du ministre de la transition écologique fixant les conditions et limites des dérogations aux interdictions de destruction (..) de loup. En effet le préfet coordinateur avait la possibilité, par arrêté, d’autoriser des tirs de loups au-delà du seuil de 12% de la population, mais sans pour autant fixer de limites, ce qui est contraire à l’objet même du décret précédemment cité. On mesure bien ici, la justesse de l’adage célèbre « juger l’administration c’est encore administrer »[2] . Le juge administratif français reste un administrateur en dépit de la volonté affichée d’une administration plus démocratique.
[1] 419898, 420016, 420100, 428811 et 428812
[2] Henri de Pansey (181